"Quelques-uns de nos
critiques ne sont pas éloignés de nous accorder que nos vieux poètes ont été
bien inspirés dans le choix de leurs sujets ; mais ils se refusent à aller plus
loin dans la voie des concessions, et ne veulent pas admettre qu'en dehors des
héros d'Homère ou de Virgile, il y ait jamais eu des héros, des caractères, des
types vraiment dignes de l'Épopée. Ceux de nos Chansons les agacent ou les
indignent. Et, aveuglés, affolés par leurs souvenirs classiques, ils se
tournent éternellement vers leur Agamemnon et vers leur Hector, vers leur
Achille et vers leur Énée, de même que les fleurs se tournent du côté de l'air,
du soleil et de la vie. Mais voici où nous ne saurions être d'accord : car, si
nous prétendons admirer, tout aussi vivement qu'ils le font, la perfection de
la beauté homérique et virgilienne; si nous avouons que la langue et le style
d'Homère et de Virgile sont infiniment supérieurs à la langue et au style de nos
Épopées, nous devons, pour rendre hommage à la vérité, reconnaître et proclamer
que les caractères et les héros de nos poèmes nationaux sont d'un ordre absolument
supérieur. Et nous le démontrerons.
Ce n'est pas ici le lieu
d'étudier un à un les héros de nos romans, de nous arrêter devant chacune de
ces grandes figures et d'en tracer le portrait à l'avance. Mais puisqu'il plaît
à nos adversaires de préférer obstinément Agamemnon à Charlemagne et Achille à
Roland, nous croyons qu'il n'est peut-être pas inutile de mettre en relief quelques-uns
de nos héros épiques. Je demande donc aux juges les plus sévères s'ils ne sont
pas frappés de l'extraordinaire majesté de Charlemagne, de la stature de cette âme,
des proportions de ce génie. Remarquez que cette majesté ne va point jusqu'à
l'immobilité, et que, dans la Chanson de
Roland le grand Empereur agit, parle et se meut avec une merveilleuse
aisance et liberté. Derrière son trône d'ivoire et d'or, un ange se tient
debout, dans la lumière, et les ailes étendues : ce conseiller surnaturel se
penche de temps en temps à l'oreille du roi de France, et ils ont ensemble je
ne sais quelles conversations mystérieuses où s'agite la destinée du monde. Le
voilà, ce Porte-épée de la Vérité sur la terre, le voilà. La plus belle
couronne de l'univers étincelle sur sa tête auguste. A ses pieds, les messagers
des Saxons, d'une part, et ceux des Sarrasins, de l'autre, implorent en
tremblant le pardon et la paix. Sur ces représentants des deux barbaries qu'il
a la mission de combattre et de terrasser, il daigne à peine jeter un regard
terrible et plein de menaces : il leur montre ce morceau de la vraie croix et
cette relique de saint Pierre qu'il a placés dans le pommeau de sa formidable
épée, dans ce magnifique reliquaire ; il leur parle de « l’Apostole » qui est à
Rome et dont il ne permettra jamais que l'on attaque l'autorité très- sainte ;
il proclame, en un langage simple et clair, qu'il se regarde comme le soldat de
Dieu, comme le vassal de Jésus-Christ, comme le champion de l'Église. Malheur à
qui porterait la main sur l'arche ! Mais soudain, quelqu'un s'approche de ce
trône d'où semblent sortir, d'où sortent réellement tant de rayons superbes :
on annonce à l'Empereur la mort d'un de ses neveux que les Infidèles ont
égorgé. Cet homme de fer, ce Charles dont la grandeur a pénétré le nom, ce
chevalier qui n'a jamais tremblé devant homme vivant, regardez-le : il s'émeut,
pâlit, fond en larmes, se pâme et, avec une tendresse presque maternelle, se
prend à pleurer celui qu'il aimait comme un fils. Et maintenant, à ce portrait
que nous venons de tracer d'après nos plus vieilles chansons, opposez celui
d'Agamemnon, tracé par vous d'après les plus beaux passages de l’Iliade. Puis, choisissez. Nous nous en
remettons à votre jugement."
Léon Gautier, Les Epopées françaises, 1865.
Merci de m'avoir fait découvrir Léon Gautier, je vais de ce pas m'atteler à la recherche d'un exemplaire de ce livre que vous nous faites découvrir.
RépondreSupprimerEn fait, c'est un ouvrage en trois tomes. Je peux vous les envoyer en PDF, si vous voulez, mais je n'ai pas réussi à dénicher votre adresse email.
RépondreSupprimerkoltchak91120arobasegmailpointcom
SupprimerMerci beaucoup pour l'offre. Néanmoins, je vais d'abord essayer de les trouver chez un libraire. J'ai énormément de mal à me concentrer lorsqu'il s'agit de lire sur écran des textes longs et a fortiori des livres qui demandent toute l'attention du lecteur comme ceux-ci. Si je ne les trouve pas ou si leur prix est prohibitif, je me permettrais alors de me rappeler à votre bon souvenir.
Ah, Léon n'est pas tout à fait honnête en nous demandant de comparer Charlemagne et Agamemnon, car ce dernier est clairement un personnage de second rang. Un peu minable pour tout dire.
RépondreSupprimerEt puis il y a un problème préalable : Agamemnon est une création du poète, alors que le Charlemagne de nos épopées avait un modèle historique. Il est difficile que cela n'influe pas sur notre appréciation du Charlemagne littéraire.
L'objection est bonne, je vous l'accorde volontiers.
SupprimerAgamemnon, je n'ai que de lointains souvenirs du personnage, même après avoir lu L'Iliade paru à La Pléiade. En revanche, à chaque fois que j'entends ce nom, il me revient à chaque fois ce passage de l'opérette d'Offenbach, La belle Hélène :
RépondreSupprimerAgamemnon, entrant:
Le roi barbu qui s'avance,
-bu qui s'avance, -bu qui s'avance,
c'est Agamemnon...
Tous: Aga, -Agamemnon!
Agamemnon:
Et ce nom seul me dispense,
seul me dispense, seul me
dispense,
d'en dire plus long.
Tous: d'en di-, dire plus long.
Agamemnon:
J'en ai assez dit, je pense,
en disant mon nom,
le roi barbu qui s'avance,
-bu qui s'avance, -bu qui
s'avance,
c'est Aga-, Aga-, Agamemnon!
Tous: Le roi barbu qui s'avance,
c'est Agamemnon!
Aga-, Aga-, Agamemnon!
A bien y réfléchir, il eût mieux valu comparer, à la rigueur, et si l'on voulait vraiment opposer roi à roi, Charlemagne à Priam, personnage qui a tout de même plus de dignité qu'Agamemnon.
RépondreSupprimerEt quelle est la différence entre le devin Calchas et un cornichon ?
Ben quoi, tout le monde a donné sa langue au chat ?
RépondreSupprimerC'est qu'un cornichon est confit dans du vinaigre, alors que Calchas est confident du roi.
C'est dans la Belle Hélène aussi.