mardi 26 février 2013

Carles li reis, nostre emperere magne




"Quelques-uns de nos critiques ne sont pas éloignés de nous accorder que nos vieux poètes ont été bien inspirés dans le choix de leurs sujets ; mais ils se refusent à aller plus loin dans la voie des concessions, et ne veulent pas admettre qu'en dehors des héros d'Homère ou de Virgile, il y ait jamais eu des héros, des caractères, des types vraiment dignes de l'Épopée. Ceux de nos Chansons les agacent ou les indignent. Et, aveuglés, affolés par leurs souvenirs classiques, ils se tournent éternellement vers leur Agamemnon et vers leur Hector, vers leur Achille et vers leur Énée, de même que les fleurs se tournent du côté de l'air, du soleil et de la vie. Mais voici où nous ne saurions être d'accord : car, si nous prétendons admirer, tout aussi vivement qu'ils le font, la perfection de la beauté homérique et virgilienne; si nous avouons que la langue et le style d'Homère et de Virgile sont infiniment supérieurs à la langue et au style de nos Épopées, nous devons, pour rendre hommage à la vérité, reconnaître et proclamer que les caractères et les héros de nos poèmes nationaux sont d'un ordre absolument supérieur. Et nous le démontrerons.

Ce n'est pas ici le lieu d'étudier un à un les héros de nos romans, de nous arrêter devant chacune de ces grandes figures et d'en tracer le portrait à l'avance. Mais puisqu'il plaît à nos adversaires de préférer obstinément Agamemnon à Charlemagne et Achille à Roland, nous croyons qu'il n'est peut-être pas inutile de mettre en relief quelques-uns de nos héros épiques. Je demande donc aux juges les plus sévères s'ils ne sont pas frappés de l'extraordinaire majesté de Charlemagne, de la stature de cette âme, des proportions de ce génie. Remarquez que cette majesté ne va point jusqu'à l'immobilité, et que, dans la Chanson de Roland le grand Empereur agit, parle et se meut avec une merveilleuse aisance et liberté. Derrière son trône d'ivoire et d'or, un ange se tient debout, dans la lumière, et les ailes étendues : ce conseiller surnaturel se penche de temps en temps à l'oreille du roi de France, et ils ont ensemble je ne sais quelles conversations mystérieuses où s'agite la destinée du monde. Le voilà, ce Porte-épée de la Vérité sur la terre, le voilà. La plus belle couronne de l'univers étincelle sur sa tête auguste. A ses pieds, les messagers des Saxons, d'une part, et ceux des Sarrasins, de l'autre, implorent en tremblant le pardon et la paix. Sur ces représentants des deux barbaries qu'il a la mission de combattre et de terrasser, il daigne à peine jeter un regard terrible et plein de menaces : il leur montre ce morceau de la vraie croix et cette relique de saint Pierre qu'il a placés dans le pommeau de sa formidable épée, dans ce magnifique reliquaire ; il leur parle de « l’Apostole » qui est à Rome et dont il ne permettra jamais que l'on attaque l'autorité très- sainte ; il proclame, en un langage simple et clair, qu'il se regarde comme le soldat de Dieu, comme le vassal de Jésus-Christ, comme le champion de l'Église. Malheur à qui porterait la main sur l'arche ! Mais soudain, quelqu'un s'approche de ce trône d'où semblent sortir, d'où sortent réellement tant de rayons superbes : on annonce à l'Empereur la mort d'un de ses neveux que les Infidèles ont égorgé. Cet homme de fer, ce Charles dont la grandeur a pénétré le nom, ce chevalier qui n'a jamais tremblé devant homme vivant, regardez-le : il s'émeut, pâlit, fond en larmes, se pâme et, avec une tendresse presque maternelle, se prend à pleurer celui qu'il aimait comme un fils. Et maintenant, à ce portrait que nous venons de tracer d'après nos plus vieilles chansons, opposez celui d'Agamemnon, tracé par vous d'après les plus beaux passages de l’Iliade. Puis, choisissez. Nous nous en remettons à votre jugement."

Léon Gautier, Les Epopées françaises, 1865.

dimanche 24 février 2013

Comment naissent les légendes


"Nous avons tout à l'heure établi qu'il y a deux familles d'épopées. Ce sont, d'une part, les épopées naturelles, populaires ou spontanées; et, d'autre part, les épopées artificielles, savantes ou réfléchies. Le type des premières, c'est l’Iliade ou la Chanson de Roland. Le type des secondes, c'est l’Énéide ou la Henriade.

Commençons par déblayer le terrain, et débarrassons-nous pour toujours des épopées artificielles. Elles ont, disons-nous, ce caractère constant d'être le produit d'une civilisation délicate et lettrée. Leurs sujets et leurs héros sont, le plus souvent, des sujets et des héros de convention et que les poètes choisissent presque au hasard. Elles peuvent, d'ailleurs, se produire à telle époque littéraire tout aussi bien qu'à telle autre. Aux plus beaux siècles de la poésie et de l'art, il peut arriver qu'un homme de génie s'empare de cette forme et lui communique une incomparable perfection. C'est le cas de Virgile et du Tasse. Mais, durant les siècles de médiocrité, il se fabrique également de ces épopées, et souvent par milliers. Nous n'en pourrions citer que trop d'exemples.

Il n'en est pas ainsi des épopées naturelles ou spontanées.

Il leur faut, de toute nécessité, une certaine époque et un certain milieu ; elles ont rigoureusement besoin de certains faits et de certains héros.

Ce sont là, à vrai dire, les quatre conditions nécessaires à la production de ces poèmes sincères et naïfs. Et nous venons précisément d'en offrir au lecteur une énumération scientifique.

L'époque qui leur convient, ce sont uniquement les temps primitifs, alors que la Science et la Critique n'existent pas encore, et qu'un peuple tout entier confond ingénument l'Histoire et la Légende. Une je ne sais quelle crédulité flotte alors dans l'air et favorise le développement de cette poésie que la science n'a point pénétrée, que le sophisme n'a point envahie. Les siècles d'écriture ne sont pas faits pour ces récits poétiques qui circulent invisiblement sur les lèvres de quelques chanteurs populaires. Comme nous le disions tout à l'heure, on ne lit pas ces épopées : on les chante. Sans doute le jour vient où les scribes s'emparent enfin de cette poésie longtemps insaisissable ; mais, ce jour-là, son charme le plus touchant s'évanouit soudain. Fleur qui perd tout son parfum.

Une époque primitive ne suffit pas à ces poèmes étranges : ils ne se produisent le plus souvent qu'au sein d'une nation, d'une véritable nation. J'entends par ce mot un peuple qui possède déjà une certaine unité, un pays qui mérite déjà le nom de patrie. On a prétendu quelque part que l'Épopée naît du choc terrible de plusieurs races lancées l'une contre l'autre. C'est une opinion peut-être excessive. Les vrais poèmes épiques n'expriment pas toujours la lutte entre deux races ; mais ils supposent toujours l'unité de patrie, et surtout l'unité de religion. Et nous verrons plus tard que nos Chansons de geste doivent être considérées, non-seulement comme les chants nationaux de la France, mais aussi comme le grand cri de guerre de la race chrétienne contre les menaces et les envahissements de l'islamisme. Ici, comme ailleurs, la Religion et la Patrie sont difficilement séparables.

Ce n'est pas tout : il y a, dans l'histoire, des faits qui sont de nature épique, et d’autres faits qui ne revêtent jamais ce caractère. La prospérité calme et la paix ne sauraient inspirer les vrais poètes épiques, qui sont essentiellement militaires et violents. Il faut, pour qu'ils méritent les honneurs d'une telle poésie, il faut que les événements historiques aient été d'une extraordinaire gravité; il faut qu'ils aient, à un moment donné, mis en balance le destin de tout un peuple; il faut qu'ils aient, un jour, sauvé toute une nation, qui était à la veille de sa mort. En réalité, ce sont, le plus souvent, des guerres et des batailles. Il convient que des milliers d'hommes y aient péri et que les chevaux y aient eu du sang jusqu'au poitrail. C'est qu'en effet, par une loi singulière et magnifique de sa nature, l'homme est porté à célébrer ses malheurs plutôt que ses joies, et la Douleur est le premier de tous les éléments épiques. Une mort, une défaite, voilà donc le sujet de la plupart de ces chants virils d'où la joie est presque toujours bannie et qui sont pleins de larmes et de sang. A côté de la Douleur, il n'y a place ici que pour la Sainteté : car l'homme est par excellence un être qui a besoin d'un type, et rien n'est plus poétique que les modèles lumineux et vivants sur lesquels il ajuste sa vie. Or, dans la société chrétienne, ces types sont les Saints. Et nous verrons bientôt que trois de nos cycles ont un saint pour héros et pour centre : saint Charlemagne, saint Guillaume, saint Renaud.

Mais voici que nous avons commencé à parler des héros de la poésie épique, en montrant comment la Douleur est l'auréole qui leur convient le mieux. Cependant, pour être épique, il ne suffit point d'être malheureux ou vaincu. Les héros, véritablement dignes d'entrer dans le cadre de l'épopée, sont ceux qui condensent, en leur personnalité puissante, les traits caractéristiques de toute leur époque et de toute leur race. Il est certain qu'Achille est le résumé vivant de la race grecque durant une certaine phase de son histoire ; il est certain que Roland représente la race chevaleresque de la France pendant les Xème et XIème siècles. Et ils sont tous deux profondément épiques.

Une époque primitive; un milieu national et religieux; des faits extraordinaires et douloureux, et des héros enfin qui soient vraiment la personnification de tout un pays et de tout un siècle, tels sont, en abrégé, l'époque, le milieu, les faits et les héros qui sont nécessaires à la production de l'épopée populaire."

Léon Gautier, Les Epopées françaises, 1865.

vendredi 22 février 2013

La poésie des peuples enfants

"Le premier caractère de l'Épopée véritable, c'est la légende. La poésie épique est la poésie des peuples jeunes, des peuples enfants, des peuples qui n'ont pas fait encore la distinction savante entre leur histoire et leur mythologie. C'est le chant avec lequel on charme les peuples au berceau. Tel est le caractère réel des poésies homériques, malgré les nombreuses corrections dont elles ont pu être l'objet ; tel est celui du Mahâbhârata, du Râmâyana et des autres épopées indiennes ; tel est celui de nos chansons de geste.
En vérité, tous ces poèmes ont un air de famille, bien qu'ils aient été écrits sous des soleils si différents, à des époques si diverses, sous 1’inspiration de croyances si opposées. Il s'en exhale un parfum tout semblable ; et  c'est, pour ainsi parler, la bonne odeur du printemps. Leurs auteurs sont mal connus, ou tout à fait inconnus. On ne sait pas exactement dans quel siècle ils ont été chantés pour la première fois. Les savants y démêlent bien la notion de quelques événements véritablement historiques; mais avec quelle difficulté ! Et autour de ces faits réels, les poètes ont entassé tant de mythes! Ce sont comme autant de nuages à travers lesquels la vérité ne peut lancer que de petits rayons ; nos yeux soupçonnent ces lueurs plutôt qu'ils ne les voient. Enfin la fable domine, et ce qu'il y a de plus contraire à ces épopées, c'est la critique. On voit, d'ailleurs, qu'elles ont été faites, non pour être lues, mais pour être chantées ; chantées devant le peuple et sur les places publiques aussi bien qu'à la cour des rois et dans le palais des grands. Elles ont été la vie poétique, la vie intellectuelle de plusieurs grands peuples pendant de longs siècles ; elles ont été leur chant de guerre et leur chant de paix, leur courage et leur triomphe, leur consolation et leur joie. Les petits enfants les ont bégayées, les femmes les ont chantées, les soldats en ont effrayé l’ennemi ; cette poésie a fait frémir les lèvres et l'âme de toute une nation. Telles sont les épopées auxquelles nous donnons le nom de naturelles. A bien parler, il n'y a que celles-là.

Séduits, on le comprend, par l'incomparable succès, par la popularité de ces chants, certains poètes d'esprit, nés en des époques savantes, historiques, civilisées, ont senti qu'il y avait là une belle et riche carrière pour les imitateurs. Imiter avec talent des modèles aussi populaires, c'était, se dirent-ils, être presque certain de réussir. Puis, ces épopées primitives étaient, suivant eux, bien loin d'être parfaites ; elles étaient enfantines, naïves, incorrectes. La langue en était ancienne et blessait douloureusement la délicatesse des oreilles. C'était bon pour un peuple enfant; mais l'enfant avait grandi, et aux hommes il fallait mieux : il fallait une poésie dont la forme surtout fût parfaite, dont chaque vers fût laborieusement ciselé. Pas de syllabes trop rudes, pas de fautes d'orthographe ! Et ils se mirent à l'œuvre. Certains produisirent, en effet, des poèmes achevés, et dont l'harmonie fera immortellement le charme de l'oreille humaine. Mais, presque toujours, l'histoire a passé par là. Si, par surcroît d'imitation, les nouveaux poètes ont conservé sa place à la légende, la légende a, dans leurs vers, je ne sais quel aspect gauche et cette apparence d'un homme qui est dans les habits d'un autre homme. Ces beaux vers, du reste, ne sont point faits pour être chantés, et l'on rirait bien de ceux qui s'arrêteraient sur la place publique pour en déclamer quelques tirades. C'est manifestement l'œuvre d'un bel esprit, faite uniquement pour quelques autres beaux esprits, pour l'élite des intelligences. Le poète ne compte pas sur le peuple, le peuple ne connaît point le poëte. Les épopées primitives étaient toutes spontanées : celles-ci sentent l'huile. Les premières étaient pleines d'action : les secondes brillent par les descriptions. Dans les anciennes, on voyait presque toujours se mouvoir des caractères tout d'une pièce : ce sont, dans les nouvelles, des caractères délicatement nuancés. Beaucoup d'art, beaucoup de convention, beaucoup de talent. Mais, le plus souvent, qu'est devenu le naturel ? Telles sont les épopées de la seconde époque; telles sont l’Enéide, la Jérusalem délivrée, la Henriade. Quelle que soit notre admiration pour Virgile et le Tasse, nous qualifions ces épopées d’artificielles. Désormais nous n'en parlerons guère plus. N'ayant aucun lien avec nos poèmes nationaux, elles n'en ont aucun avec notre sujet."

Léon Gautier, Les Epopées françaises, 1865. 

vendredi 8 février 2013

Le Roland furieux : un rêve qui s'estompe ?

A l'écrivain en bâtiment.

"Ce qui ressemble le plus à Culzean sur son rivage écarté, ce sont ces palais déments qu'on voit dans les fonds de Poussin ou de Claude, sur les hauteurs. Ils correspondent d'ailleurs - à Rome, en tout cas, mais aussi avant cela dans l'Espagne et la tête de Cervantès et du Quijote - à un curieux moment de la conscience européenne, moment rêveur, moment proprement "merveilleux", bien analysé par Calvino dans sa préface à l'Arioste, et qui est celui de la mort de la chevalerie, du très long deuil qui en est fait : la chevalerie n'est plus, elle n'est qu'un rêve qui s'estompe, une fiction qu'on ne peut même plus prendre au sérieux comme fiction, une fantaisie, un conte de fées, le théâtre d'une féerie, au même titre que les marionnettes empanachées de Sicile, qui rejouent indéfiniment les histoires de paladins, de nobles Normands et de méchants Sarrasins, d'Angéliques innombrables sauvées à la dernière extrémité par des Rogers interchangeables, Rodomont ou Médor, Persée ou Renaud. Que tout cela soit du vent, n'est-ce pas la dure leçon qu'apprend à ses dépens don Alvaro, Le Maître de Santiago, cet ultime avatar du chevalier à la triste figure."

Renaud Camus, Rannoch Moor, Journal 2003, Fayard, p. 488.

Je ne peux plus ouvrir le moindre livre sans y retrouver la Matière de France, même quand je ne l'y cherchais pas. C'est en train de tourner au gag. Enfin, ces lignes de Camus me seront une occasion de vous parler un peu de l'Arioste.

Le Roland furieux est une oeuvre haletante, où le lecteur qui accepte de se laisser entraîner se trouve bientôt perdu dans un tourbillon d'aventures échevelées, tout comme les nombreux chevaliers errants qu'il suivra tour à tour. 

Bien que le cadre du Roland furieux soit celui de la matière de France, les grands thèmes de celle-ci, tels que les guerres entre Charlemagne et les Sarrasins, servent surtout de toile de fond, et ne sont guère évoqués que dans quelques chants. La trame narrative du poème doit beaucoup à la matière de Bretagne, à laquelle il emprunte le concept même de chevalier errant, voyageant seul à travers des contrées lointaines et mystérieuses, sans but précis, uniquement en quête d'aventures qui lui permettront de faire montre de prouesse. Un comportement tout à fait étranger aux héros de la matière de France des épopées romanes anciennes, héros qui sont des seigneurs féodaux, de grands vassaux partant en guerre avec leur ost, et non pas des chevaliers solitaires.

Ceci dit, l'Arioste avait une connaissance certaine ( non pas par le contact direct des textes anciens, mais par l'intermédiaire des nombreuses réécritures italiennes qui circulaient de son temps ) d'épisodes qui faisaient partie du fonds légendaire de la matière de France depuis fort longtemps lorsque lui-même écrivait. Ainsi il fait allusion à des épisodes d’Aspremont, et connaît au moins de nom des personnages tels qu’Ogier le Danois ou le duc Naymes. Il accorde une certaine place à Renaud de Montauban, héros éponyme d’une épopée que l'on connaît davantage aujourd’hui sous le titre des Quatre fils Aymon

Bref, il connaissait assez bien sa matière, et on ne saurait sans doute en demander plus à un auteur écrivant à une époque ou l’épopée romane, ayant déjà épuisé son souffle et sa verdeur, avait perdu, en tout cas en France, la faveur du public cultivé, et approchait dangereusement de sa fin. 

Ce n’est d'ailleurs pas là l’essentiel, puisque l’Arioste ne fait qu’emprunter une toile de fond et quelques héros aux traditions antérieures pour conter de nouvelles aventures. Ce faisant, il use de nouveaux personnages, qu’ils soient de son invention ou de celle de ses devanciers déjà tardifs. Aux preux de nos chansons de geste, nous voyons donc s’adjoindre un cortège de figurants parmi lesquels on se perd un peu tant ils sont nombreux. Notons tout de même la belle Angélique, princesse païenne dont Roland, qui semble ici avoir oublié sa belle Aude, est éperdument épris, Bradamante, une vaillante guerrière donnée pour la sœur de Renaud, absente des textes anciens, et Roger, héros qui deviendra, nous dit-on, l’ancêtre fondateur de la noble famille des Este.

Le ton du Roland furieux est très différent de celui des véritables chansons de geste. Le merveilleux y est omniprésent, débridé. Nourri de réminiscences antiques et arthuriennes, il n'a plus rien du fait de croyance, mais se fait pure fantaisie littéraire. 

L'esprit de croisade s'étiole, lui aussi, l'Arioste s’intéressant davantage aux affaires de cœur de nos preux chevaliers. Il peint les sentiments amoureux avec une certaine finesse, tout en nous livrant une série d’épisodes plein de charme, alertes et très vivants. On se laisse donc entraîner avec plaisir dans ces péripéties chevaleresques et galantes, narrées en faisant un usage constant et fort habile de la technique de l’entrelacement. Se lasse-t-on d’un personnage que l’on est déjà conduit auprès d’un autre, pour retrouver l’abandonné en temps et en lieu. 

Amoureux comme je le suis de la matière de France, j’avais quelques appréhensions en lisant le Roland furieux pour la première fois. Je craignais de voir mes bien-aimés paladins tournés en ridicule, l'ouvrage ayant une dimension parodique. Mais l'Arioste n'est pas Cervantès. Si dérision il y a, elle est dans le ton parfois un peu narquois d’un narrateur qui prend quelque distance avec son sujet, mais le traite avec la tendresse mi-moqueuse, mi-nostalgique, que l’on a pour les idéaux défunts en lesquels on ne croit plus, mais auxquels on aimerait pouvoir croire encore.

D'ailleurs, j'aimerais nuancer quelque peu le propos de Camus. Les "marionnettes empanachées" dont il parle sont les Pupi, ultime survivance de la Matière de France dans la culture populaire italienne. On conçoit aisément que sous cette forme, l'ancienne épopée se réduise à un simple divertissement, vidé des enjeux idéologiques, moraux, spirituels, identitaires, voire politiques, qui purent être les siens. 

Mais lorsque l'Arioste écrit, ce n'est pas encore tout-à-fait le cas. Le poète éprouve encore le besoin de faire de son héros l'ancêtre de ses mécènes, les Este, renouant ainsi avec les thématiques lignagères et fondatrices présentes dans la chanson de geste primitive. Si la fantaisie, voire le comique, se taillent la part du lion dans l'ouvrage, le Roland furieux n'en conserve pas moins un grand nombre d'épisodes à tonalité sérieuse, investis d'enjeux moraux et porteurs de leçons plus pessimistes qu'il n'y paraît peut-être au premier abord.  Si la fiction n'est pas toujours bien raisonnable, elle peut encore supporter, ou à peu près, la suspension consentie d'incrédulité. Les personnages, justement, ne sont pas "interchangeables", pas encore : Rodomont, Médor, Renaud, Roger, possèdent des caractères bien définis et tout-à-fait distincts.

Enfin, le cadre carolingien, s'il n'est qu'une toile de fond, est tout de même une toile de fond : c'est un peu plus que rien. L'Arioste n'a pas choisi de camper ses héros devant le décor factice de la Bretagne arthurienne, depuis toujours espace privilégié de contes "vains et plaisants" s'avouant pour tels, mais dans le contexte d'une Matière de France à laquelle était traditionnellement alloué un plus haut degré de vérité et de sens.

Si l'on cesse de considérer le Roland furieux dans un splendide isolement tout artificiel pour le replacer dans l'environnement littéraire de son temps, on s'aperçoit qu'il tient le milieu entre le Morgante (ouvrage résolument drolatique et burlesque où les expressions figurées deviennent concrètes et où l'on éclate littéralement de rire ; Rabelais l'appréciait d'ailleurs) et la Jérusalem délivrée (épopée au style aussi noble et élevé que ses enjeux).

Le poème de l'Arioste n'est-il que "du vent" ? Oui, sans doute, mais alors un vent étrange qui possède poids et densité. Un vent lesté, ou pour mieux dire, un vent ancré.