jeudi 31 janvier 2013

Deux ans, déjà !

Aujourd'hui, cela fait deux ans jour pour jour que j'ai ouvert ce blog. ça se fête ! Je voulais vous proposer quelque chose de spécial pour cette occasion particulière. Mais finalement, aucune idée ne me venant, je ne vais strictement rien faire.

Circulez, y a rien à voir.

samedi 26 janvier 2013

Vil manant ? Un oxymore !

Nous avons tous vu un jour, dans une bande dessinée, une série télévisée médiévalisante, un film en costume, cette scène banale : un chevalier plein de morgue, rudoyant un paysan en le traitant de "manant". Pourtant, dans nos textes médiévaux, le mot "manant" n'est pas un terme de mépris. Il ne désigne même pas particulièrement un paysan. 

Ouvrons, par exemple, le Roman de Brut du poète normand Wace. Il s'agit d'une chronique à laquelle se mêlent la légende et l'épopée, adaptée assez librement depuis d'originaux latins, qui narre l'Histoire des rois de Grande Bretagne depuis leurs origines (Arthur figure dans la liste, et il s'agit du premier texte en langue vulgaire à faire mention de lui : le Roman de Brut est donc le point de départ de tout le mythe littéraire arthurien). Or ces origines sont troyennes. Le héros éponyme de l'oeuvre, Brutus, est donné pour un rescapé de la chute de Troie : il sera le premier roi de Bretagne, et lui donnera son nom.

Le début de l'ouvrage traite du sort des rescapés troyens, parmi lesquels le fameux Enée, et nous décrit ainsi  le roi Latinus, qui accueille le héros en Italie :

"Latins, uns reis k'iloec maneit,    (Latinus, un roi qui demeurait là)
Ki tut cel regne en pais teneit,     (qui gouvernait paisiblement tout ce royaume)
Riches huem e mananz asez,"      (homme riche et assez manant)

Latinus n'est pas un paysan : c'est un roi, au sujet duquel le texte se montre plutôt élogieux. Pourtant, il est appelé "manant". Du reste, on voit que le mot est ici, non pas un substantif, mais bien un adjectif. C'est ce qu'il est en général en ancien français, mais il peut aussi s'y rencontrer comme participe présent du verbe manoir. C'est le verbe qui se trouve, à la troisième personne de l'imparfait, dans le premier vers que j'ai cité. Manoir : rester, demeurer. D'où le substantif "manoir", qui désigne le lieu où l'on peut manoir, comme la demeure est le lieu où l'on peut demeurer.

Le mot "manant", utilisé comme adjectif, désigne donc celui qui reste, le sédentaire, et par extension le propriétaire d'une demeure. Par glissement, il en vient à signifier "riche" ou "puissant", et peut donc s'appliquer à un seigneur, voire à un roi. Bien sûr, il s'applique aussi au sédentaire par excellence qu'est le paysan, mais il n'est pas péjoratif. Dieu lui-même est "manant" en Paradis.

Certes, sans aller jusqu'à accepter les outrances de la propagande révolutionnaire, il n'en faut pas déduire que le mépris de la noblesse à l'égard des vilains n'ait pas existé, mais ce n'est pas par le mot "manant" qu'il s'est exprimé, du moins à haute époque. Du reste, si les vilains furent moqués d'à peu près toute les autres catégories sociales, c'est surtout à l'égard de la bourgeoisie que la noblesse semble avoir nourri une hostilité particulière.

Du sens originel du mot "manant", La Varende s'est souvenu, en écrivant des lignes qui résument sa conception de la vie campagnarde :

"Galart emportait toujours avec lui quelques chiffons, dans ses promenades ; et l'on voyait le comte s'arrêter en plein herbage, mettre son fusil en bandoulière, fouir et couper l'épine qu'il travaillait au couteau, minutieusement. Après son départ, on distinguait, à la place attaquée, de petites balises surmontées d'une banderole : il avait fendu la tige, et repiquée à l'envers, son mince drapeau flottant, elle annonçait le danger.
         Alors, haussant l'épaule, mi-grognon, mi-épanoui, le métayer s'en venait avec sa houe déraciner le pied d'épine : "Si j'y manquais, moi, - disait le croquant, - lui ne me manquerait point !" Cependant le rustre était touché au coeur, dans son farouche et coléreux amour, son âme de terreux : le comte et lui étaient du même bord, des fervents du sol : des manants tous deux ; des manants, le beau mot qui réunissait gentilshommes et terriens... de maneo : je reste, je persévère et j'attends. Les autres pouvaient fuir ; pouvaient courir où l'on se divertit : à eux, les manants, de continuer, d'assurer."

Jean de La Varende, Les manants du Roi, 1938.

mercredi 23 janvier 2013

Et maintenant, une courte page de publicité

Je me vois contraint de faire une halte de quelques jours dans ma lecture d'Aspremont. Je reçois de la famille chez moi, il y a trop de tintouin pour que je puisse réaliser des enregistrements valables. J'espérais trouver le temps de faire quelque enregistrements d'avance, de manière à pouvoir maintenir le rythme de parution. Malheureusement, ça n'a pas été le cas.

En attendant de pouvoir reprendre ma lecture, je vous proposerai quelques menus billets pour vous faire patienter.

lundi 21 janvier 2013

Aspremont (4/10)



Résumé de l'action :

Eaumont découvre avec horreur la prise de sa tour. Furieux, il passe sa rage sur les Chrétiens en tuant plusieurs chevaliers. Rénier, le fils de Girard, courroucé de voir ses amis tomber, l'attaque vaillamment, mais Eaumont prend le dessus : le jeune homme ne doit son salut qu'au secours des autres barons bourguignons (c'est ainsi que sont usuellement désignés les hommes de Girard, qui est duc de Bourgogne, entre autres dignités). Eaumont est contraint à fuir, avec les rescapés de son armée. 

S'étant réfugié à quelque distance du théâtre du combat, il choisit des messagers et leur demande d'aller chercher des renforts au campement sarrasin, mais ce, sans prévenir Agolant, car le prince a trop honte de sa défaite pour supporter que son père l'apprenne. Les messagers s'acquittent fidèlement de leur mission : une gigantesque armée de secours se met en route pour prêter main-forte à Eaumont, conduite par bon nombre des principaux chefs païens, parmi lesquels Balant et Gorhant.

Eaumont se lamente auprès des nouveaux arrivants de la mort de ses gens et de la perte de ses dieux. Voulant obtenir vengeance, il prend le commandement des troupes fraîches et s’apprête à reprendre le combat. Voyant s'avancer contre eux cette foule immense, les Bourguignons s'effraient, mais Girard leur rend courage, en leur rappelant que mourir pour la cause de Dieu leur ouvrira les portes du Paradis. Il fait dresser l'enseigne de saint Maurice (comprenez : la bannière de la cathédrale Saint-Maurice de Vienne, comme l'oriflamme est la bannière de l'abbaye de Saint-Denis).

Survient l'avant-garde de Charlemagne. Les barons francs, ne reconnaissant pas les Bourguignons, les prennent pour des ennemis et jugent souhaitable de demander des renforts à l'empereur. Salomon de Bretagne demande à plusieurs chevaliers, parmi lesquels Richier, de retourner prévenir Charles. Tous refusent : ils veulent rester et combattre pour Dieu. C'est finalement Turpin, l'archevêque guerrier, qui accepte la mission.

Prévenu par Turpin, Charlemagne ordonne à son armée de se préparer, et remet, avec émotion, l'oriflamme de Saint-Denis au duc Fagon : c'est un immense honneur, dont Fagon exprime le souhait de se montrer digne. L'empereur vient joindre ses forces à celles de Salomon.

Charles désigne quatre barons (Ogier le Danois, Naymes de Bavière, Flavent et Bérenger) pour s'approcher des Bourguignons qu'il prend pour des païens, et déceler leurs intentions. Voyant venir ces quatre chevaliers - qu'il prend pour des païens - Girard, toujours soucieux d'éprouver la valeur de ses fils et de ses neveux, leur ordonne d'aller jouter contre les arrivants, ce qu'ils font volontiers.

Clairon désarçonne Ogier, le cheval du Danois ayant failli. Boson blesse grièvement Flavent à la tête : il ne pourra plus jamais combattre, et le poète nous annonce que de cette blessure sortira une guerre privée, qui ensanglantera la France et coûtera un jour la vie à Boson. Naymes et Ernault, Bérenger et Rénier se désarçonnent mutuellement. Les chevaliers s'apprêtent à s'entretuer, et poussent leurs cris de guerre : "Montjoie !" et "Saint Maurice !". Ils se reconnaissent pour des chrétiens, se présentent et, comprenant leur méprise, mettent un terme au combat.

Les deux armées chrétiennes s'approchent l'une de l'autre. Girard, voyant venir Charles, est saisi d'admiration face au majestueux empereur. Les deux hommes s'embrassent avec effusion. Pendant ce mouvement, le bonnet de zibeline de Charlemagne choit à terre, et Girard se baisse pour ramasser la coiffe et la rendre au souverain. Il ne s'agit  que d'un geste de respect spontané, mais qui peut s’interpréter comme une marque d'hommage vassalique. Turpin, portant rancune à son cousin qui a tenté de le tuer, s'empresse de noter le geste sur un parchemin, qui fera office de preuve juridique.

Girard accepte de se placer sous le commandement de Charlemagne pour combattre les païens. L'empereur se revêt de ses armes, et le poète en fait une longue et élogieuse description : il a splendide allure, au point qu'on pourrait le prendre pour un ange. Girard ne peut s’empêcher de reconnaître que Charles est digne de régner sur toute la Chrétienté.

Le pape harangue les chevaliers. Il leur rappelle que le Christ pardonna à Longin, qui l'avait percé de sa lance sur la Croix, et les invite à gagner le même pardon en se battant pour Lui. 

Charles divise son armée en sept bataillons, qu'il confie à ses principaux barons. L'avant-garde d'Eaumont charge déjà, et à sa tête chevauchent quatre rois, parmi lesquels Balant, reconnaissable à son écu aux trois lions d'or. S'engage alors une bataille terrible, longue et disputée. Girard et sa parentèle s'y illustrent par de beaux faits d'armes. Les Païens sont très supérieurs en nombre, mais lorsque la nuit sépare les deux armées, Eaumont laisse à terre, blessé ou morts, près de la moitié des siens.

La nuit se passe dans la tension et la vigilance. Eaumont s'afflige de ses pertes, s'emporte contre les flatteurs  et les vantards qui, en Afrique, lui prédisaient une facile victoire, et au moment décisif, ne lui sont d'aucun secours. Balant lui reproche de ne pas avoir écouté ses avertissements Eaumont admet qu'il a eu tort, et se promet de punir les mauvais conseillers.

La bataille reprend dès l'aube. Les sarrasins combattent rageusement. Le roi Trïamodès tue Geoffroi Grisegonnelle. Eaumont fait des ravages avec Durendal. Ogier le Danois, désireux de mettre un terme au carnage que fait le fils d'Agolant, l'attaque courageusement et, d'un coup de son épée Courte, tue accidentellement le destrier du païen. Eaumont s'émerveille de rencontrer une adversaire aussi fort et audacieux, et remarque que si Courte était plus longue, elle serait l'égale de Durendal (les deux épées, comme la plupart des lames de nos épopées, proviennent en effet des forges de Galant, l'armurier légendaire issu des traditions germaniques, Wieland chez les Scandinaves).

Eaumont frappe Ogier et, voulant le pourfendre, tue son cheval. Anquetin le Normand vole au secours de son ami, et lui rend un autre destrier. Eaumont est également remonté en selle. La vue des pertes effroyables qu'il a subies le pousse à combattre plus hardiment que jamais : il continue ses ravages. 

Les païens sont toujours supérieurs en nombre : la lutte paraît désespérée. Voyant cela, Girard accepte avec sérénité la perspective du martyre, et prie avec ferveur avant d'exhorter ses gens à mourir pour Dieu comme Dieu est mort pour eux. Les Bourguignons l'assurent de leur détermination, et jouent en effet un rôle décisif : sans eux, les sarrasins prendraient le dessus.

dimanche 20 janvier 2013

Aspremont (3/10)

C'est l'épisode où s'engagent les premières hostilités.



Résumé de l'action :
Naymes s'acquitte de sa mission auprès d'Agolant, se présentant comme un chevalier de rang modeste. Le roi païen pense à faire exécuter le messager. Il questionne Sorbrin, son espion, qui connaît les principaux barons de Charlemagne : Sobrin identifie Naymes. Mais Balant intervient en faveur de son ami : il menace Sorbrin pour le faire taire, déclare que le messager n'est pas Naymes, et demande à Agolant de bien traiter l'émissaire, suivant en cela l'exemple de Charlemagne. Agolant accepte. Lui et Naymes fixent une date pour l'affrontement des deux armées.

Balant rend à Naymes son hospitalité, dans sa tente. La reine, épouse d'Agolant, a entendu parler du Bavarois. Elle demande à le voir, s'en éprend, et lui remet un anneau en gage d'amour.

Balant raccompagne Naymes vers l'ost chrétien, après lui avoir remis, comme présent pour Charlemagne, un merveilleux destrier. Ils ne passent pas par les pentes périlleuses de l'Aspremont, mais empruntent une trouée  entre les montagnes, défendue par une tour gardée par Eaumont et cent mille sarrasins. Balant confie à son ami qu'il voudrait se faire baptiser, mais qu'il se refuse à abandonner Agolant, son seigneur. Avant de le quitter, Naymes lui remet une croix bénie, qu'il tient du pape.

Naymes se présente devant Charlemagne, lui remet le cheval de Balant, et lui fait son rapport : les sarrasins sont très supérieurs en nombre, mais leurs provisions sont épuisées et ils sont affaiblis par la faim. Il recommande de les rejoindre en prenant la tour que garde Eaumont. L'empereur conduit son armée à proximité de la tour.

Brûlant d'en découdre, douze comtes quittent l'armée franque, conduisant l'avant-garde de Charlemagne. Ils trouvent Eaumont hors de ses murs, occupé à piller la campagne avec ses fourriers. Les païens ont causé d'affreux ravages, tuant les hommes,  mutilant les femmes, violant les jeunes filles, et emmenant de nombreux captifs comme esclaves. Les prisonniers se lamentent et appellent Charlemagne à l'aide, au grand amusement d'Eaumont, persuadé que l'empereur ne viendra pas.

L'avant-garde franque décide d'engager le combat : certes, les païens sont plus nombreux, mais ils sont mal équipés. Eaumont, voyant venir ses assaillants, croit d'abord à l'arrivée de renforts. Ses hommes le détrompent et lui enjoignent de sonner de l'olifant pour appeler à l'aide : il s'y refuse. Certain de vaincre aisément, il demande même aux Francs de se rendre et d'abandonner leurs armes, en pure perte.

Le combat s'engage. Eaumont est un formidable guerrier, qui fait des ravages dans les rangs chrétiens avec son épée Durendal. Mais les chefs francs accomplissent maints exploits et les sarrasins sont nombreux à tomber. Richier, le protégé du duc Naymes, abat Hector, le porte-étendard d'Eaumont, et les chrétiens prennent l'avantage. A son grand dam, Eaumont lui-même doit s'enfuir. Richier le poursuit et, ne pouvant le rattraper, projette sa lance dans la direction du païen : la lance tue le destrier d'Eaumont, le traversant de la croupe au poitrail. Le fils d'Agolant parvient cependant, de justesse, à se réfugier dans sa tour, abandonnant sur le champ de bataille tout son butin, et les idoles, faites d'or, des quatre dieux des païens.

Charlemagne survient avec le gros de son armée et dresse son camp face à la tour. Les vainqueurs lui offrent leur butin, mais il refuse et les laisse se le partager : ils l'ont mérité. Les idoles païennes sont mises en pièces, et les morceaux d'or partagés entre les chefs de l'avant-garde. Richier, en récompense de ses prouesses, reçoit la tête de Mahomet. 

Girard arrive lui aussi près de la tour d'Eaumont, avec sa propre armée, qu'il ne veut pas mêler à celle de Charlemagne. Le fils d'Agolant tente une sortie contre Girard. Le seigneur de Vienne, désireux de mettre à l'épreuve ses fils et ses neveux, les envoie à la tête de son avant-garde. Tous les quatre abattent chacun un seigneur païen du premier coup de lance. Girard s'en réjouit, et s'en félicite auprès de son vassal, Anséïs Faucheblé.

Il doit vite déchanter : débordés par des ennemis innombrables, les quatre jeunes gens reculent. Girard s'emporte contre eux, réprimande vertement son neveu Clairon et, de fureur, lui jette un de ses éperons à la tête. Stimulés par cette humiliation, les quatre cousins redoublent d'ardeur. Et à la faveur de la mêlée, Girard, au moyen d'une ruse de guerre, investit la tour désertée par ses défenseurs, et y plante ses bannières.

samedi 19 janvier 2013

Aspremont (2/10)

Nous poursuivons notre épopée. Au niveau du son, il y a du mieux, non ? Des avis seraient grandement appréciés.

Résumé de l'action :


Roland (auquel le poète donne, en raison de son jeune âge, par adjonction de suffixe selon la mode du temps, le sobriquet de Rolandin), Estout, Guy et Hatton veulent rejoindre l'ost. Le portier préposé à leur garde refusant de les laisser sortir, ils le tuent à coups de bâton et s'échappent. Ils rencontrent cinq cavaliers bretons, de la "maisnie" du roi Salomon de Bretagne, vassal de Charlemagne. Les jeunes gens rossent les Bretons et s'emparent de leurs chevaux, afin de pouvoir suivre l'armée.

Informé de ce méfait, Salomon se lance avec ses guerriers à la poursuite des voleurs mais, reconnaissant les nobles jeunes gens, il se prend à rire, amusé par leur audace. Il met les quatre turbulents écuyers sous la surveillance de ses hommes, mais les emmène cependant avec sa troupe dans le voyage vers Aspremont. L'ost chrétien gagne Rome sans encombre.

A Vienne, Girard d'Aufrate remâche sa rancune. Son épouse Emmeline, aussi pieuse et bonne qu'il est brutal et orgueilleux, le sermonne. Au cours de sa vie, il s'est rendu coupable de nombreux méfaits, a opprimé d'autres seigneurs dans de conflits féodaux, a pillé et ravagé bien des terres. Il ne cesse d'empirer. L'expédition d'Aspremont, visant à défendre la Chrétienté, est pour lui une chance de rédemption : qu'il prenne les armes et aille combattre pour Dieu ! Girard, après avoir grogné, finit par donner raison à sa femme.

Il adoube ses deux neveux, Boson et Clairon, et ses deux fils, Renier et Ernault, accordant à chacun d'eux un fief. Puis il mande son armée et se met en route, sur les pas de l'ost impérial.

A Rome, Charlemagne s'approvisionne en vivres avant de reprendre la route. Son armée est placée sous le commandement de seigneurs prestigieux, que le poète énumère : notons parmi eux la présence de Griffon de Hautefeuille et de son fils, Ganelon. L'ost dresse son campement face au massif escarpé d'Aspremont (l'Aspomonte calabrais), obstacle naturel qui le sépare de l'armée sarrasine.

Charles demande qu'un émissaire se rende auprès des Sarrasins, afin d'estimer leurs forces. Quatre grands barons se proposent : Ogier le Danois, Fagon, le duc de Touraine, porteur de l'oriflamme, Geoffroy Grisegonnelle de Paris et Aubouin de Beauvais. Ne voulant pas exposer la vie d'un de ses hauts seigneurs, Charles refuse. Il veut envoyer un chevalier vaillant, mais sans grand fief.

Le chevalier Richier, fils d'un duc, mais né d'un second lit et donc pauvre (un autre manuscrit fait de lui un bâtard du duc) s'offre à porter le message. Le duc Naymes, qui a élevé le jeune homme dans sa maison, s'y oppose : Richier est trop impétueux, il se fera tuer. Il faut pour cette mission un homme sage et d'expérience. Mais Charles a déjà accepté l'offre de Richier et ne peut revenir sur sa parole. Il cherche à consoler le duc, en lui promettant de récompenser magnifiquement son protégé, mais Naymes reste renfrogné.

Richier s'arme et se met en chemin. Mais l’ascension est ardue et périlleuse. Un griffon attaque le jeune homme, et emporte son cheval pour nourrir ses petits. Richier a tiré l'épée, résolu à se battre, mais le monstre, qui fait son gîte à la cime du mont, n'est plus à sa portée. Ne pouvant traverser le massif à pied, Richier doit rebrousser chemin, bien à contrecoeur.

Il retourne auprès de Naymes, qui ne croit pas à son histoire et pense que son protégé lui ment pour couvrir sa lâcheté  Le duc de Bavière prend la missive de Charlemagne et, voulant la porter lui-même, se met en route sur son cheval Morel, ce que l'empereur apprend avec consternation.

Naymes a bien du mal à franchir l'Aspremont. Attaqué par le griffon, il lui tranche les pattes d'un coup d'épée, le blessant mortellement, et conserve, pour le montrer à Charles, un ongle du monstre : on peut encore voire cette curiosité à Compiègne. Le duc et son cheval passent une nuit exécrable sur la montagne. Au matin, Naymes doit en découdre avec une ourse, car il s'est installé sans le savoir près de la tanière de son ourson. Il parvient à l'abattre. Un léopard et un ours, attirés par les cris de l'ourse terrassée, surviennent alors. Naymes tue le léopard ; l'ours s'enfuit. Le duc s'engage sur le versant de la montagne qui descend vers l'armée païenne.

Les sarrasins ont eu la même idée que Charlemagne : envoyer l'un des leurs estimer les forces chrétiennes. C'est le sénéchal Gorhant qui se propose pour cette mission. Agolant lui offre un destrier de prix, et le païen se met en route, non sans avoir pris congé de la reine, qu'il aime et dont il est aimé. Gorhant est un homme plein d'orgueil, mais il a de bonnes raisons pour cela : il est riche et puissant, accompli dans tous les domaines de la vie aristocratique, et possède de hautes qualités morales.

Gorhant rencontre Naymes au pied d'Aspremont. Apprenant qu'il a affaire à un chrétien , il exige avec arrogance le cheval du duc. Naymes refuse, et les deux hommes se battent. Naymes prend nettement l'avantage, bien que Gorhant, soutenu par le souvenir de sa Dame, lutte vaillamment. Le duc de Bavière aurait l'occasion de tuer son ennemi, mais s'en abstient, car ce serait compromettre la réussite de sa mission. Après un long combat, les deux hommes conviennent d'une trève.

Gorhant conduit Naymes auprès d'Agolant. Ce dernier croit d'abord que son sénéchal a fait un prisonnier, mais Gorhant le détrompe.


vendredi 18 janvier 2013

Aspremont (1/10)

Après un rodage dans la pratique de l'enregistrement qui m'a permis de corriger certains problèmes, me voici prêt à entreprendre de nouveau en votre compagnie le périple d'Aspremont. Cette fois, rien ne m'empêchera plus, en principe, d'aller jusqu'au bout.
Pour ceux qui prendraient le train en route, Aspremont est une chanson de geste du XIIIème siècle, et l'une des plus belles qui soient. Elle narre une expédition de Charlemagne en Calabre pour en repousser une invasion de Sarrasins.
La précédente lecture d'Aspremont que j'avais commencée ayant un son en-dessous du médiocre, je repars du début. Mais cette fois, je vais véritablement tenter de faire des séances de lecture s'approchant de ce que pouvaient être les séances de déclamation des jongleurs médiévaux. Jean Rychner, qui s'est penché sur l'art épique des jongleurs, et a confronté les informations fournies par nos textes à celles que lui apportait l'observation, dans d'autres pays tels que la Serbie, d'une tradition de chants épiques encore vivante, estime que les séances devaient permettre au jongleur de déclamer aux alentours d'un millier de vers.
Il me faudra donc une dizaine d'épisodes, d'un peu plus de mille vers chacun, pour vous lire entièrement Aspremont. J'espère réussir à vous faire passer quelque chose de l'exaltation que la chanson de geste visait à susciter chez l'auditeur, en dépit de l'absence d'accompagnement à la vielle qui, au moyen âge, se fût imposé. Je ferai suivre chaque enregistrement d'un résumé de l'action.

Je vais essayer de me tenir à un épisode par jour. Pendant une dizaine de jours, vous pourrez donc, chaque soir, au lieu de regarder une série policière américaine, écouter déclamer une chanson de geste en ancien français. Le choix est vite fait, non ?
Enfin, je rappelle que j'utilise l'édition de Louis Brandin, de 1919, qui a l'avantage d'être libre de droit.

Résumé de l'action :
Le poème s'ouvre sur un éloge du duc Naymes de Bavière, sage conseiller de Charlemagne. Il a rendu de signalés services à l'empereur, s'efforce de promouvoir les bons chevaliers et d'écarter les mauvais de la cour. Grâce à lui, Charles, qui ne régnait d'abord que sur la France, a conquis sept autres royaumes.
A une Pentecôte, Charles tient sa cour à Aix-la-Chapelle, entouré de hauts barons, et de prélats parmi lesquels le pape lui-même. Naymes lui tient un sage discours, lui rappelant ses devoirs de souverains, et l'invitant à se montrer généreux. Charles loue le duc pour ses conseils, ainsi que pour la bravoure qu'il a déjà montrée à son service, et fait ouvrir ses trésors. Il distribue avec largesse des dons fastueux. Les chevaliers présents proclament la loyauté qu'ils ont envers Charles, et lui promettent leur soutien contre les païens, qui sont "de trop près ses voisins" et le menacent.
C'est alors qu'arrive à point nommé Balant, un messager sarrasin de belle et noble apparence. Il est envoyé par Agolant, le roi d'Afrique, auquel on a prédit que les deux autres parti du monde, l'Europe et l'Asie, devaient lui revenir. Agolant a donc décidé de conquérir l'empire de Charlemagne, et lui envoie un message d'ultimatum. Très agressif, Balant va jusqu'à proposer de se battre d'ors et déjà, en combat singulier, contre un champion franc.
Il est nanti d'un message écrit, que Charlemagne fait remettre à l'abbé Fromer. Ce dernier, à la lecture du message d'Agolant, se met à larmoyer. Turpin, l'archevêque-chevalier, raille la pusillanimité de Fromer et s'offre à lire le message. Fromer le lui remet, non sans avoir répliqué qu'un roi ne devrait jamais prendre conseil, en matière politique, auprès d'un ecclésiastique : qu'il se contente d'y recourrir comme à un conseiller spirituel.
Turpin lit la lettre, et confirme les paroles de Balant. Ce dernier menace les Francs et leur annonce déjà la défaite. Charlemagne perd son calme, mais Naymes le modère, et le roi fait servir le repas. Balant veut partir sans attendre, mais le laisser aller serait une faute contre l'hospitalité et la courtoisie. Naymes le retient, et il prend place à table parmi les barons francs. Bien traité de tous, il ne peut s'empécher d'admirer la noblesse de l'empereur et de sa cour. Charlemagne l'interroge au sujet d'Agolant, et Balant répond en faisant l'éloge de son roi.

Après le repas, Naymes offre l'hospitalité à Balant chez lui pour la nuit. Les deux hommes en profitent pour discuter de religion, et Naymes expose au messager les fondements du christianisme. Balant, qui se sent convaincu, doit l'interrompre pour préserver ses résolutions, et quitte Aix-la-Chapelle à contrecoeur le lendemain, emmenant de bons chevaux offerts par Naymes pour remplacer son coursier exténué.

Balant retourne auprès d'Agolant. Interrogé, il répond sincèrement et fait part aux barons païens de l'admiration que lui ont inspirée les Francs. Il déconseille l'expédition d'invasion. Puis, affamé par son périple, il se retire pour aller manger. Les seigneurs sarrasins ne croient pas à ses dires : ils s'imaginent qu'il a reçu de l'or de Charlemagne pour décourager ses adversaires, et l'accusent de trahison. On parle de le mettre à mort.

S'étant restauré et changé, Balant revient auprès d'Agolant et se défend des accusations portées contre lui. Il rappelle qu'il a toujours bien servi Agolant et s'est courageusement battu pour lui. Ses détracteurs, au contraire, sont d'anciens ennemis d'Agolant, des félons, que Balant a affrontés pour le compte du roi d'Afrique, vaincus, et ramenés à l'obéïssance. C'est pour cela qu'ils lui en veulent et le calomnient. Le sénéchal Gorhan et Aumont, le fils d'Agolant, répondent de la droiture de Balant, et font taire les médisants.

A Aix-la-Chapelle, Charlemagne se prépare à la guerre. Le pape fait une harangue aux chevaliers francs. Ils ont de la chance : eux qui étaient chargés de péchés vont pouvoir gagner l'absolution et mériter le Salut, en se battant pour Dieu et pour la Chrétienté.

Charles renvoie les chevaliers présents à la cour chez eux, pour qu'ils fassent leurs prépartifs avant de revenir. Lui-même convoque les rois qui lui doivent service d'ost, lesquels s'empressent de se porter à son aide.

A l'archevêque Turpin, Charles confie deux tâches. La première est de faire enfermer quatre jeunes gens qu'il a élevés à sa cour, mais qu'il juge trop jeunes pour combattre et qu'il ne veut pas exposer : son neveu Roland, Estout, Hatton et Guy. La seconde est d'aller convoquer Girard d'Aufrate, irrascible seigneur de Vienne, personnage orgueilleux qui refuse de se reconnaître un maître.

Turpin se rend à Vienne, où Girard, qui est pourtant son cousin, l'accueille mal. L'ombrageux baron refuse de porter secours à Charles, et va jusqu'à tenter de tuer Turpin d'un coup de couteau. L'archevêque a beau rappeler à l'arrogant ses devoirs envers Dieu, le menacer de faire frapper sa terre d'interdit, rien n'y fait, et Turpin s'en va dépité.

Il rejoint Laon, ou s'est assemblé l'ost de Charlemagne. Roland et ses amis, depuis la résidence où ils sont enfermés, assistent avec excitation à cette effervescence.


samedi 12 janvier 2013

Invraisemblable, vous avez dit invraisemblable ? Mais c'est invraisemblable !

Il y a quelques jours de cela, étant désoeuvré, j'ai commis l'erreur d'ouvrir un tome de Lagarde et Michard, consacré au Moyen Âge. Que voilà une idée étrange ! C'est que l'objet traînait chez moi, vestige de l'activité d'enseignant exercée par de nombreux membres de ma famille. J'ai moi-même été professeur de français, métier dont je garde un souvenir exécrable et que je suis fort heureux d'avoir quitté. Enfin...

J'avais donc en main l'inepte volume. Inepte déjà par son peu d'épaisseur, puisque, traitant du Moyen Âge, il prétendait expédier quatre siècles de littérature en moins de pages que n'en aura le seul XVIème. Voici qui devait déjà m'alarmer. Pourtant, j'eus la témérité d'aller lire ce que l'ouvrage disait de l'épopée médiévale. A vrai dire, il n'en disait pas grand chose, ne lui concédant que fort peu d'espace. Mais tout en saluant le Roland, les auteurs trouvaient moyen de lui faire quelques aberrants reproches, parmi lesquels celui... d'invraisemblance ! Ah, les cuistres !

A vrai dire, il ne sont pas les premiers. Nos chansons de geste abondent en exploits surhumains, en prodiges et en miracles, en monstres et en personnages surnaturels. Tout cela, j'en conviens, n'est pas tout à fait vraisemblable. Mais on pourrait faire exactement les mêmes reproche à Homère, à Virgile, au Mahâbhârata,  à La Pérégrination vers l'Ouest,  au Mabinogi, à la Razzia des Vaches de Cooley, à la Chanson des Nibelungen et, en fait, à absolument toutes les épopées de toutes les civilisations et de toutes les époques, puisque c'est une règle du genre.

Cet état de fait n'a pas empêché nombre de doctes de porter sur les prodiges de nos chansons de geste un jugement sévère. N'oublions pas qu'épopée est un mot grec. Pendant longtemps, on n'a pas songé à l'utiliser pour désigner autre chose que les poèmes héroïques du monde gréco-romain, et ceux de leurs imitateurs imprégnés de culture antique. Boileau écrira d'ailleurs dans son Art poétique, pour flétrir un téméraire ayant osé composer sur un autre sujet que ceux de l'antiquité :

"La fable offre à l'esprit mille agréments divers,
Là tous les noms heureux semblent nés pour les vers,
Ulysse, Agamemnon, Oreste, Idoménée,
Hélène, Ménélas, Pâris, Hector, Enée...
Ô le plaisant projet d'un poète ignorant,
Qui de tant de héros va choisir Childebrand !"

Pour Boileau et pour ses contemporains, comme d'ailleurs pour les poètes des deux siècles précédents, une épopée doit mettre en scène des héros en toge, dans un décor de péplum, moyennant quoi l'on peut s'affranchir de la vraisemblance. Hector et Achille peuvent multiplier les exploits devant Troie, Ulysse peut aveugler le cyclope et échapper à Charybde et Scylla, Hercule peut terrasser l'Hydre de Lerne. Même Samson, par privilège spécial accordé à la tradition biblique, peut abattre un millier de Philistins avec une mâchoire d'âne. Mais si Roland et Olivier s'avisent d'en faire autant, c'est une impardonnable faute de goût ! Ils n'ont pas le droit, car ils ne sont pas en toge. Les chansons de geste ne pouvaient pas être reconnues pour des épopées. Elles n'étaient pas non plus des romans ni des chroniques. En somme, elles n'étaient rien, et furent abandonnées sans remords par les arbitres des élégances littéraires aux limbes de la bibliothèque bleue.

Pourtant, à la fin du XVème siècle, le chroniqueur Robert Gaguin, tout en portant un regard critique sur la véracité des traditions médiévales relatives à Charlemagne, avait senti leur caractère épique. Robert Morisey souligne :

"C'est tout d'abord sur le voyage à Constantinople et à Jérusalem que Gaguin dirige son regard critique. Au nom de la vraisemblance il rejette toute expédition orientale de Charlemagne. Quand aurait-elle pu avoir lieu ? Est-il possible qu'un grand conquérant erre la nuit avec toute son armée pour être sauvé ensuite par un oiseau parlant le langage des hommes ? De même, il rejette le récit de Turpin. Est-il concevable que les murailles de Pampelune aient pu s'écrouler au son des trompettes ? que Charlemagne fût si fort qu'il pût d'un seul coup d'épée fendre un homme en deux depuis la tête jusqu'à la selle ? qu'il se battît contre un géant nommé Ferragus ? Mettant directement en question "le chroniqueur de Saint-Denis", Gaguin déclare ne pas pouvoir croire à de tels exploits : l'exagération est trop patente. Pourtant si Gaguin exclut de tels récits du domaine de l'histoire, il semble vouloir leur réserver une autre place dans l'aire culturelle. Tout en étant indignes d'être crues, ces "fictions poétiques" mettent en scène des géants semblables aux fables des poètes anciens. Nos histoires fabuleuses sur Charlemagne sont comme celles que l'antiquité avait inventées sur Jupiter ou Antée. Ainsi Gaguin ouvre, timidement il est vrai, un espace aux "mythes" sur Charlemagne, auxquels il rend dignité et grandeur par comparaison aux mythes des Anciens."

Robert Morisey, L'empereur à la barbe fleurie, Gallimard, 1997.

Robert Gaguin ne fut pas suivi, et c'est pourquoi nous eûmes la Franciade. Hélas, Ronsard, pourquoi m'as-tu abandonné ?

jeudi 3 janvier 2013

La Chanson de Jérusalem

Ce qu'il est convenu d'appeler "le Cycle de la Croisade" est un des divers sous-groupes de chansons de geste qui forment la Matière de France. Cet ensemble est relativement marginal au sein de notre tradition épique car, alors que la plupart de nos poèmes gravitent autour des figures de Charlemagne et, dans une moindre mesure, de son père et de son fils, le cycle de la croisade, primitivement formé au début du XIIème siècle (mais pourvu de de développements ultérieurs), est presque contemporrain des faits qu'il narre, puisqu'il y est surtout question de la Première Croisade et de ses suites.

Pour autant, ce sous-groupe d'épopées n'est pas coupé du reste de la Matière de France. Les gesteurs, qui veulent faire participer les héros de la Croisade au prestige des anciens preux, ne manquent jamais une occasion de souligner les liens entre les différentes parties de la Matière de France, notamment en expliquant, à l'aide d'arbres généalogiques parfois très détaillés, comment les compagnons de Godefroy de Bouillon descendent des paladins de Charlemagne. Généalogies fantaisistes qui, à nos yeux, créent des liens assez artificiels. Ces liens sont cependant importants, à la fois par ce qu'ils nous révèlent de la pensée lignagère des hommes de ce temps, et par ce qu'ils nous apprennent de leur manière de considérer un cycle littéraire : pour nos trouvères, la Matière de France est un tout, malgré son apparent éparpillement.

Maintenant que ces éléments sont posés, entrons dans le vif de notre sujet. Je veux vous entretenir de La Chanson de Jérusalem, une des épopées centrales de ce cycle des croisades, relatant la conquête de la ville sainte, et sa défense contre les Sarrasins ameutés pour la reprendre. Il s'agit d'un poème composé vraisemblablement au XIIème siècle, mais parvenu jusqu'à nous sous la forme d'un remaniement un peu plus tardif que nous devons à la plume de Graindor de Douai, trouvère qui mérite à mon sens d'être compté au nombre de nos grands poètes épiques.



Formellement, la chanson est composée en alexandrins, un vers dont l'emploi dans l'épopée n'a pas ma préférence. J'aime mieux le décasyllabe, le vers du Roland, plus énergique, que Ronsard reconnaitra encore comme le vers épique français par excellence, et qu'il choisira pour sa Franciade. Mais ce défaut, qui n'en est pas un, n'a rien pour moi de rédhibitoire. Je suis le premier à admettre que certaines de nos plus belles chansons de geste sont écrites en alexandrins, et il me faut bien avouer que La Chanson de Jérusalem est de celles-là.

C'est que Graindor de Douai, on ne saurait le nier, manie l'alexandrin à merveille, et ne se rend coupable d'aucune de ces lourdeurs qui s'appesantissent sur Lion de Bourges ou Ciperis de Vignevaux. Ses laisses (les strophes de la chanson de geste, mais vous devriez commencer à le savoir) sont en général assez longues, alors que l'esthétique primitive de l'épopée, telle que l'illustre merveilleusement le Roland, veut des laisses courtes, proposant chacune une unité d'action, et fortement soulignées par des effets d'ouverture et de cloture. Mais malgré cet allongement, le sens de la laisse ne s'est pas encore perdu, chez Graindor, comme il se perdra chez les gesteurs de la dernière époque. Son rôle strophique et lyrique subsiste, même si la laisse isole désormais des actions plus longues, ou plus longuement décrites. Il y a là évolution du genre, mais pas encore décadence. Du reste, si, comme on a pu l'écrire, le secret de la beauté d'une chanson de geste se trouve dans la qualité de l'énergie qui circule dans ses vers, engendrée par le jeu de la forme et du sens, La Chanson de Jérusalem mérite d'être admise parmi les fleurons du genre, car ses vers sont pleins de feu.

Evidemment, c'est là quelque chose qui est plus facile à sentir qu'à expliquer. Et pour le sentir, il faut lire le texte à haute voix, c'est encore le meilleur moyen. Les chansons de geste sont faites pour être chantées, après tout, et même couchées par écrit, elles ne furent jamais destinées à une lecture silencieuse qui, de toute façon, n'existait pas. Alors, les lire silencieusement aujourd'hui ? Sacrilège, mes amis ! Une chanson de geste, ça s'habite, ça s'incarne, ça se déclame et ça se gueule !

Mais je digresse.

Pourtant, La Chanson de Jérusalem n'est pas un texte d'un abord immédiatement séduisant. Le début de la chanson a les allures d'une chronique rimée plus que d'une véritable épopée. On y voit les Croisés arriver devant Jérusalem, après de nombreuses peines, et tenter assez laborieusement de s'emparer de la ville. Ici, le poète est tributaire d'une Histoire encore toute récente, qui n'a pas eu le temps de subir ce processus alchimique et mystérieux par lequel le règne de Charlemagne fut transformé en âge de légende. Ce début de poème n'est pas sans mérite. Il comporte de nombreux détails intéressants, comme la description réaliste et précise des techniques de poliorcétique médiévale utilisées, voire poignants, comme l'émotion de nos héros, bouleversés de découvrir les lieux que le pied du Christ a foulés.

Mais pour savourer ces quelques beaux passages, il faut affronter l'aridité de longs épisodes répétitifs, qui voient les Croisés multiplier sans résultat les tentatives. Du reste, alors que le genre épique doit beaucoup de ses beautés à des héros marquants et plus grands que nature, ici l'armée franque forme une masse assez indistincte, dont ressortent peu de personnages. La plupart des barons francs, tels que Tancrède, Bohémond, Baudouin, Eustache ou Raymond de Saint-Gilles, peinent à occuper le devant de la scène. En partie car la haute et noble figure de Godefroy de Bouillon, saint chevalier aussi humble que vaillant, leur fait de l'ombre, les dominant de la tête et des épaules par sa force comme par ses vertus, mais aussi et surtout car le caractère historique du récit est un frein à l'héroïsme individuel : si dans la mythologie, ce sont quelques grands héros qui remportent presque à eux seuls les batailles (en ce sens, le cycle de Charlemagne est mythologique), il n'en va pas de même dans les chroniques.

Heureusement, Graindor est trop bon gesteur pour ne pas savoir donner du relief à certains de ses héros. Les plus mémorables sont Pierre l'ermite, qui devient ici une sorte d'hercule au caractère bien trempé, dont l'ardeur belliqueuse est aussi prodigieuse que sa foi est grande, et le roi tafur, personnage mystérieux qui commande une étrange armée de rustres, armés de massues et d'outils agricoles. Dans cette bizarre troupe, on peut discerner, peut-être, le souvenir de tous les humbles paysans qui, comme les seigneurs et les chevaliers, prirent la croix pour se rendre en Terre Sainte, mais à vrai dire, je serais plutôt tenté de reconnaître en eux un avatar de cette mythologie ursine qui, selon Guillaume Issartel, hante l'épopée romane : thèse qui, personnellement, me convainc.

Si la chanson peine d'abord à prendre son essor, tout change au moment de la prise de Jérusalem. Désormais, en un Graindor libéré des contraintes que le récit minutieux du siège lui imposait, le poète triomphe du chroniqueur. Il puise abondamment dans le riche trésor d'images et de procédés que lui offre notre tradition épique, pour nous narrer des batailles plus exaltantes, plus étincelantes de splendeur les unes que les autres, où les caractères des principaux preux des deux camps s'affirment. Enfin, les héros de la croisade s'égalent véritablement aux paladins de Charlemagne.

Des esprits chagrins s'en plaindront, regretteront que ce soit au détriment de l'exactitude historique. Ils auront tort. Les chansons de geste sont par définition des épopées, et si la Chanson de Jérusalem n'avait pas su en devenir une, elle n'aurait pas été grand-chose. Et puis, ferait-on le même reproche au Tasse, pour sa Jérusalem délivrée ? Bien sûr que non, le critique qui s'y essaierait aurait la bouche fermée par le ridicule. Ne faisons donc pas à Graindor un plus mauvais procès qu'au Tasse. Des documents historiques sur les croisades, nous n'en manquons pas par ailleurs. Mais toi qui me lis, tu as peut-être lu Homère. En revanche, as-tu jamais lu Thucydide ? Non, n'est-ce pas ? Alors ne reproche pas à Graindor d'avoir été de la race d'Homère, hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère.

Deux mots sur les Sarrasins. Une grande partie de l'intérêt de la chanson provient d'eux. Aucune épopée n'est bonne si l'antagoniste en est terne, et Graindor, qui le savait bien, a voulu donner aux Francs des adversaires dignes d'eux. Il était plus libre pour les décrire que pour présenter les héros chrétiens, car si les barons croisés étaient bien connus du public, il n'en allait pas de même de leurs ennemis, masse nébuleuse et floue aux yeux des Occidentaux de l'époque. Graindor, ou son devancier, a l'habileté de les individualiser, de les peindre en majesté, hauts en couleur, de les parer de tous les prestiges de la féerie et de l'Orient mythifié. Leurs sentiments sont très humains, et décrits sans mépris, mais ils n'en sont pas moins placés sous la coupe du Malin, et environnés d'un surnaturel inquiétant qui ne les rend que plus redoutables. C'est Satan lui-même, s'étant glissé dans une idole de Mahomet, qui les exhorte au combat, et leurs épées sont hantées de démons qui emplissent l'air de leurs clameurs funestes.

La chanson comporte d'ailleurs un passage d'une extrême richesse sur la façon dont on conçoit alors la religion des sarrasins. Cette peinture des moeurs païennes s'ouvre par la description d'une tente que Mahomet aurait façonnée par enchantement. Puis est évoquée la vie de celui qui, aux yeux des Chrétiens, fut un faux prophète, un imposteur usant de magie pour se faire passer pour un dieu, avant d'être châtié par la juste Providence. S'ensuit la description d'une cérémonie religieuse, où interviennent les puissances de l'enfer. Il faudra qu'un jour, je fasse une analyse détaillé de ce passage, car il constitue un véritable condensé de toutes les notions attachées aux Sarrasins littéraires, et complétera à merveille les différents articles que j'ai déjà consacrés au sujet.

J'aimerais terminer cette présentation en vous proposant un extrait. Las ! Il faudrait pouvoit tout citer, tant cette chanson est belle et tant presque tout y est mémorable. J'ai fini par me décider pour un court passage qui résume admirablement l'esprit de la chanson, et la farouche piété dont elle est imprégnée. Godefroy de Bouillon, assiégé dans Jérusalem par les Sarrasins, abandonné par la plupart de ses compagnons, est monté au faîte de la tour de David, d'où il contemple les immenses armées de ses assaillants :

Li rois reclama Deu, forment est dementés :       (invoqua Dieu en termes pathétiques)
"Dex," dist il, "sire pere, car vos prende pités     (prenez pitié)
De vos petites gens qui por vos sont remés        (sont restés)
Garandir vostre ville u vos cors fu penés            (où votre corps fut torturé)
Et le digne Sepucre u vos fustes posés.
Sire Dex, se vos plaist, unques ne consentés       (ne consentez jamais)
Que mais i soit Deables servis ne aorés.             (que les diables y soient servis et adorés)
Et s'il est issi, Dex, que vos soufrir volés           (et si vous voulez permettre)
Que par les mescreans soit prise vos cités       (votre ville)
Et vos pules i soit ocis et afolés,                      (et que votre peuple soit massacré)
Dont vos pris jo, bels sire, que vous de çou m'öés,   (je vous demande d'exaucer ma prière)
Que tot premierement i soit mes ciés colpés -          (que ma tête soit coupée la première)
Car mius voel estre ocis qu'en soie pris menés !     (car je préfère être tué que captif)
E ! barnage de France, u estes vos alés ?       (barons de France, où êtes vous allés)
En ceste estrange terre tot sol gerpi m'avés.    (vous m'avez abandonné en cette terre étrangère)
Assés i sui jo seus encontre ces maufés.         (j'y suis bien seul contre ces démons)
En tel point me gerpistes ja mais ne me verrés.  (vous m'avez abandonné en telle posture que...)
Se pris est le Sepucres ne a honte livrés,
Molt en ert abaisie sainte crestïentés !"      (Sainte Chrétienté en sera humiliée)
Adont plora le roi s'a ses cevels tirés :      (le roi pleura en tirant sur ses cheveux)
Onques Dex ne fist home qui de mere soit nés,  (Aucun homme né de mère)
Se il veïst le roi, ne l'en presist pités.          (ne le verrait sans en avoir pitié)

Quant li rois Godefrois ot finee se plainte,     (eut achevé sa plainte)
A lui sol et a Deu a dit parole mainte.           (il parla longuement à Dieu, seul à seul)
Et voit l'ost des paiens dont sa terre est açainte:   (il voit l'armée païenne qui encercle sa terre)
A Deu dit sa proiere, n'i ot parole fainte.           (et fait une prière sincère)
Et quant il l'ot finee sa bone espee a çainte,       (L'ayant achevée, il a ceint sa bonne épée)
Nue le trait del fuere, en son point l'a estrainte.  (l'a tirée du fourreau et serrée dans son poing)
"Espee," dist li rois, "encor vos verrai tainte       (épée, je vous verrai encore teinte)
De sanc a Sarrasin dont la vie ert estainte.         (du sang de sarrasins tués)
Ançois que jo i muire i ferai tel empainte,          (avant de mourir, je donnerai de tels coups)
Se Deu plaist et sa mere, dont l'arme sera sainte." (avec l'aide de Dieu et de sa Mère, que mon âme sera sanctifiée)

Remarquons pour finir que l'édition de Nigel R. Thorp, dont je dispose, n'est pas accompagnée d'une traduction. Il faut donc passer par le texte en ancien français. La langue de Graindor n'est pas particulièrement difficile, on n'y rencontre pas par exemples ces innombrables traits locaux qui donnent du fil à retordre sur certains textes. Mais lire l'ancien français nécessite tout de même de consentir un effort. Hélas, il n'existe à ce jour, à ma connaissance, aucune traduction de l'oeuvre en français moderne.