Ce qu'il est convenu d'appeler "le Cycle de la Croisade" est un des divers sous-groupes de chansons de geste qui forment la Matière de France. Cet ensemble est relativement marginal au sein de notre tradition épique car, alors que la plupart de nos poèmes gravitent autour des figures de Charlemagne et, dans une moindre mesure, de son père et de son fils, le cycle de la croisade, primitivement formé au début du XIIème siècle (mais pourvu de de développements ultérieurs), est presque contemporrain des faits qu'il narre, puisqu'il y est surtout question de la Première Croisade et de ses suites.
Pour autant, ce sous-groupe d'épopées n'est pas coupé du reste de la Matière de France. Les gesteurs, qui veulent faire participer les héros de la Croisade au prestige des anciens preux, ne manquent jamais une occasion de souligner les liens entre les différentes parties de la Matière de France, notamment en expliquant, à l'aide d'arbres généalogiques parfois très détaillés, comment les compagnons de Godefroy de Bouillon descendent des paladins de Charlemagne. Généalogies fantaisistes qui, à nos yeux, créent des liens assez artificiels. Ces liens sont cependant importants, à la fois par ce qu'ils nous révèlent de la pensée lignagère des hommes de ce temps, et par ce qu'ils nous apprennent de leur manière de considérer un cycle littéraire : pour nos trouvères, la Matière de France est un tout, malgré son apparent éparpillement.
Maintenant que ces éléments sont posés, entrons dans le vif de notre sujet. Je veux vous entretenir de
La Chanson de Jérusalem, une des épopées centrales de ce cycle des croisades, relatant la conquête de la ville sainte, et sa défense contre les Sarrasins ameutés pour la reprendre. Il s'agit d'un poème composé vraisemblablement au XIIème siècle, mais parvenu jusqu'à nous sous la forme d'un remaniement un peu plus tardif que nous devons à la plume de Graindor de Douai, trouvère qui mérite à mon sens d'être compté au nombre de nos grands poètes épiques.
Formellement, la chanson est composée en alexandrins, un vers dont l'emploi dans l'épopée n'a pas ma préférence. J'aime mieux le décasyllabe, le vers du Roland, plus énergique, que Ronsard reconnaitra encore comme le vers épique français par excellence, et qu'il choisira pour sa Franciade. Mais ce défaut, qui n'en est pas un, n'a rien pour moi de rédhibitoire. Je suis le premier à admettre que certaines de nos plus belles chansons de geste sont écrites en alexandrins, et il me faut bien avouer que La Chanson de Jérusalem est de celles-là.
C'est que Graindor de Douai, on ne saurait le nier, manie l'alexandrin à merveille, et ne se rend coupable d'aucune de ces lourdeurs qui s'appesantissent sur Lion de Bourges ou Ciperis de Vignevaux. Ses laisses (les strophes de la chanson de geste, mais vous devriez commencer à le savoir) sont en général assez longues, alors que l'esthétique primitive de l'épopée, telle que l'illustre merveilleusement le Roland, veut des laisses courtes, proposant chacune une unité d'action, et fortement soulignées par des effets d'ouverture et de cloture. Mais malgré cet allongement, le sens de la laisse ne s'est pas encore perdu, chez Graindor, comme il se perdra chez les gesteurs de la dernière époque. Son rôle strophique et lyrique subsiste, même si la laisse isole désormais des actions plus longues, ou plus longuement décrites. Il y a là évolution du genre, mais pas encore décadence. Du reste, si, comme on a pu l'écrire, le secret de la beauté d'une chanson de geste se trouve dans la qualité de l'énergie qui circule dans ses vers, engendrée par le jeu de la forme et du sens, La Chanson de Jérusalem mérite d'être admise parmi les fleurons du genre, car ses vers sont pleins de feu.
Evidemment, c'est là quelque chose qui est plus facile à sentir qu'à expliquer. Et pour le sentir, il faut lire le texte à haute voix, c'est encore le meilleur moyen. Les chansons de geste sont faites pour être chantées, après tout, et même couchées par écrit, elles ne furent jamais destinées à une lecture silencieuse qui, de toute façon, n'existait pas. Alors, les lire silencieusement aujourd'hui ? Sacrilège, mes amis ! Une chanson de geste, ça s'habite, ça s'incarne, ça se déclame et ça se gueule !
Mais je digresse.
Pourtant,
La Chanson de Jérusalem n'est pas un texte d'un abord immédiatement séduisant. Le début de la chanson a les allures d'une chronique rimée plus que d'une véritable épopée. On y voit les Croisés arriver devant Jérusalem, après de nombreuses peines, et tenter assez laborieusement de s'emparer de la ville. Ici, le poète est tributaire d'une Histoire encore toute récente, qui n'a pas eu le temps de subir ce processus alchimique et mystérieux par lequel le règne de Charlemagne fut transformé en âge de légende. Ce début de poème n'est pas sans mérite. Il comporte de nombreux détails intéressants, comme la description réaliste et précise des techniques de poliorcétique médiévale utilisées, voire poignants, comme l'émotion de nos héros, bouleversés de découvrir les lieux que le pied du Christ a foulés.
Mais pour savourer ces quelques beaux passages, il faut affronter l'aridité de longs épisodes répétitifs, qui voient les Croisés multiplier sans résultat les tentatives. Du reste, alors que le genre épique doit beaucoup de ses beautés à des héros marquants et plus grands que nature, ici l'armée franque forme une masse assez indistincte, dont ressortent peu de personnages. La plupart des barons francs, tels que Tancrède, Bohémond, Baudouin, Eustache ou Raymond de Saint-Gilles, peinent à occuper le devant de la scène. En partie car la haute et noble figure de Godefroy de Bouillon, saint chevalier aussi humble que vaillant, leur fait de l'ombre, les dominant de la tête et des épaules par sa force comme par ses vertus, mais aussi et surtout car le caractère historique du récit est un frein à l'héroïsme individuel : si dans la mythologie, ce sont quelques grands héros qui remportent presque à eux seuls les batailles (en ce sens, le cycle de Charlemagne est mythologique), il n'en va pas de même dans les chroniques.
Heureusement, Graindor est trop bon gesteur pour ne pas savoir donner du relief à certains de ses héros. Les plus mémorables sont Pierre l'ermite, qui devient ici une sorte d'hercule au caractère bien trempé, dont l'ardeur belliqueuse est aussi prodigieuse que sa foi est grande, et le
roi tafur, personnage mystérieux qui commande une étrange armée de rustres, armés de massues et d'outils agricoles. Dans cette bizarre troupe, on peut discerner, peut-être, le souvenir de tous les humbles paysans qui, comme les seigneurs et les chevaliers, prirent la croix pour se rendre en Terre Sainte, mais à vrai dire, je serais plutôt tenté de reconnaître en eux un avatar de
cette mythologie ursine qui, selon Guillaume Issartel, hante l'épopée romane : thèse qui, personnellement, me convainc.
Si la chanson peine d'abord à prendre son essor, tout change au moment de la prise de Jérusalem. Désormais, en un Graindor libéré des contraintes que le récit minutieux du siège lui imposait, le poète triomphe du chroniqueur. Il puise abondamment dans le riche trésor d'images et de procédés que lui offre notre tradition épique, pour nous narrer des batailles plus exaltantes, plus étincelantes de splendeur les unes que les autres, où les caractères des principaux preux des deux camps s'affirment. Enfin, les héros de la croisade s'égalent véritablement aux paladins de Charlemagne.
Des esprits chagrins s'en plaindront, regretteront que ce soit au détriment de l'exactitude historique. Ils auront tort. Les chansons de geste sont par définition des épopées, et si la
Chanson de Jérusalem n'avait pas su en devenir une, elle n'aurait pas été grand-chose. Et puis, ferait-on le même reproche au Tasse, pour sa
Jérusalem délivrée ? Bien sûr que non, le critique qui s'y essaierait aurait la bouche fermée par le ridicule. Ne faisons donc pas à Graindor un plus mauvais procès qu'au Tasse. Des documents historiques sur les croisades, nous n'en manquons pas par ailleurs. Mais toi qui me lis, tu as peut-être lu Homère. En revanche, as-tu jamais lu Thucydide ? Non, n'est-ce pas ? Alors ne reproche pas à Graindor d'avoir été de la race d'Homère, hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère.
Deux mots sur les Sarrasins. Une grande partie de l'intérêt de la chanson provient d'eux. Aucune épopée n'est bonne si l'antagoniste en est terne, et Graindor, qui le savait bien, a voulu donner aux Francs des adversaires dignes d'eux. Il était plus libre pour les décrire que pour présenter les héros chrétiens, car si les barons croisés étaient bien connus du public, il n'en allait pas de même de leurs ennemis, masse nébuleuse et floue aux yeux des Occidentaux de l'époque. Graindor, ou son devancier, a l'habileté de les individualiser, de les peindre en majesté, hauts en couleur, de les parer de tous les prestiges de la féerie et de l'Orient mythifié. Leurs sentiments sont très humains, et décrits sans mépris, mais ils n'en sont pas moins placés sous la coupe du Malin, et environnés d'un surnaturel inquiétant qui ne les rend que plus redoutables. C'est Satan lui-même, s'étant glissé dans une idole de Mahomet, qui les exhorte au combat, et leurs épées sont hantées de démons qui emplissent l'air de leurs clameurs funestes.
La chanson comporte d'ailleurs un passage d'une extrême richesse sur la façon dont on conçoit alors la religion des sarrasins. Cette peinture des moeurs païennes s'ouvre par la description d'une tente que Mahomet aurait façonnée par enchantement. Puis est évoquée la vie de celui qui, aux yeux des Chrétiens, fut un faux prophète, un imposteur usant de magie pour se faire passer pour un dieu, avant d'être châtié par la juste Providence. S'ensuit la description d'une cérémonie religieuse, où interviennent les puissances de l'enfer. Il faudra qu'un jour, je fasse une analyse détaillé de ce passage, car il constitue un véritable condensé de toutes les notions attachées aux Sarrasins littéraires, et complétera à merveille
les différents articles que j'ai déjà consacrés au sujet.
J'aimerais terminer cette présentation en vous proposant un extrait. Las ! Il faudrait pouvoit tout citer, tant cette chanson est belle et tant presque tout y est mémorable. J'ai fini par me décider pour un court passage qui résume admirablement l'esprit de la chanson, et la farouche piété dont elle est imprégnée. Godefroy de Bouillon, assiégé dans Jérusalem par les Sarrasins, abandonné par la plupart de ses compagnons, est monté au faîte de la tour de David, d'où il contemple les immenses armées de ses assaillants :
Li rois reclama Deu, forment est dementés : (invoqua Dieu en termes pathétiques)
"Dex," dist il, "sire pere, car vos prende pités (prenez pitié)
De vos petites gens qui por vos sont remés (sont restés)
Garandir vostre ville u vos cors fu penés (où votre corps fut torturé)
Et le digne Sepucre u vos fustes posés.
Sire Dex, se vos plaist, unques ne consentés (ne consentez jamais)
Que mais i soit Deables servis ne aorés. (que les diables y soient servis et adorés)
Et s'il est issi, Dex, que vos soufrir volés (et si vous voulez permettre)
Que par les mescreans soit prise vos cités (votre ville)
Et vos pules i soit ocis et afolés, (et que votre peuple soit massacré)
Dont vos pris jo, bels sire, que vous de çou m'öés, (je vous demande d'exaucer ma prière)
Que tot premierement i soit mes ciés colpés - (que ma tête soit coupée la première)
Car mius voel estre ocis qu'en soie pris menés ! (car je préfère être tué que captif)
E ! barnage de France, u estes vos alés ? (barons de France, où êtes vous allés)
En ceste estrange terre tot sol gerpi m'avés. (vous m'avez abandonné en cette terre étrangère)
Assés i sui jo seus encontre ces maufés. (j'y suis bien seul contre ces démons)
En tel point me gerpistes ja mais ne me verrés. (vous m'avez abandonné en telle posture que...)
Se pris est le Sepucres ne a honte livrés,
Molt en ert abaisie sainte crestïentés !" (Sainte Chrétienté en sera humiliée)
Adont plora le roi s'a ses cevels tirés : (le roi pleura en tirant sur ses cheveux)
Onques Dex ne fist home qui de mere soit nés, (Aucun homme né de mère)
Se il veïst le roi, ne l'en presist pités. (ne le verrait sans en avoir pitié)
Quant li rois Godefrois ot finee se plainte, (eut achevé sa plainte)
A lui sol et a Deu a dit parole mainte. (il parla longuement à Dieu, seul à seul)
Et voit l'ost des paiens dont sa terre est açainte: (il voit l'armée païenne qui encercle sa terre)
A Deu dit sa proiere, n'i ot parole fainte. (et fait une prière sincère)
Et quant il l'ot finee sa bone espee a çainte, (L'ayant achevée, il a ceint sa bonne épée)
Nue le trait del fuere, en son point l'a estrainte. (l'a tirée du fourreau et serrée dans son poing)
"Espee," dist li rois, "encor vos verrai tainte (épée, je vous verrai encore teinte)
De sanc a Sarrasin dont la vie ert estainte. (du sang de sarrasins tués)
Ançois que jo i muire i ferai tel empainte, (avant de mourir, je donnerai de tels coups)
Se Deu plaist et sa mere, dont l'arme sera sainte." (avec l'aide de Dieu et de sa Mère, que mon âme sera sanctifiée)
Remarquons pour finir que l'édition de Nigel R. Thorp, dont je dispose, n'est pas accompagnée d'une traduction. Il faut donc passer par le texte en ancien français. La langue de Graindor n'est pas particulièrement difficile, on n'y rencontre pas par exemples ces innombrables traits locaux qui donnent du fil à retordre sur certains textes. Mais lire l'ancien français nécessite tout de même de consentir un effort. Hélas, il n'existe à ce jour, à ma connaissance, aucune traduction de l'oeuvre en français moderne.