Le moins qu'on puisse dire, c'est que la Chanson d'Aiquin n'est pas notre épopée la plus connue. Il y a de bonnes raisons à cela. L'oeuvre, peut-être composée au XIIe siècle, ne nous est parvenue que dans un manuscrit très tardif et délabré. Le début manque, la fin également, et même la portion de texte conservée (un peu plus de 3000 vers) présente quelques lacunes. Pire encore : la chanson, rédigée en décasyllabes, présente une quantité énorme de vers fautifs, de onze ou neuf syllabes, ou encore mal coupés : le texte est vraisemblablement tombé entre les pattes d'un copiste malhabile, voire d'un de ces exécrables remanieurs qui, à la fin du Moyen Âge, s'efforçaient de rajeunir les chansons anciennes, et que Léon Gautier fustige à juste titre. En l'état, la valeur littéraire de ce débris, miraculeusement sauvé, peut donc paraître médiocre.
Il est infiniment regrettable que le texte soit si fragmentaire, car les prolepses et les analepses qui y figurent nous indiquent que les parties manquantes devaient livrer de précieux renseignements sur Salomon de Bretagne. Ce personnage récurrent de la matière de France, qui ne joue nulle part ailleurs les premiers rôles et possède quelques prétentions à l'historicité, devenait roi de Bretagne dans la fin perdue du poème. Sans doute cette dignité était-elle la récompense de quelque haut fait, mais la portion de texte conservée ne nous en apprend pas grand-chose.
Pourtant, de nombreuses raisons devraient recommander ce monument à la curiosité de l'honnête homme, et je vais vous les exposer.
Tout d'abord, si nous savons passer outre la forme détestable infligée au texte par le remanieur, la chanson présente un caractère d'ancienneté frappant : des premières chansons de geste, composées avant que le genre ne dérive vers le romanesque, l'intrigue d'Aiquin a la simplicité, la pureté austère et pour ainsi dire romane, l'unité d'action, le souffle épique. Les caractères des héros et ceux de leurs ennemis sont taillés à la serpe, mais empreints de grandeur. Certaines scènes, comme l'engloutissement sous les eaux de la ville de Gardaine ou la résistance désespérée du duc Naimes et de ses hommes sur l'île de Cézembre, sont d'une majesté digne du Roland.
En outre, Aiquin occupe une place à part dans la "Geste du Roi", dans la mesure où il s'agit presque de la seule chanson de geste (si l'on écarte Les Enfances Ogier) qui se situe (du point de vue narratif ; la question des dates de rédaction est une toute autre affaire) entre Mainet et Aspremont, c'est à dire entre les exploits de jeunesse de Charlemagne et le moment où Roland devient le compagnon actif de l'empereur. Il s'agit donc de la seule et unique épopée qui donne le premier rôle aux "cadres" de l'univers carolingien, ces personnages, tels que le duc Naimes, le maréchal Fagon ou Salomon de Bretagne, qui forment la "vieille garde" des barons de Charles et sont partout ailleurs relégués au second rang par les jeunes preux de la génération de Roland. Charlemagne lui-même, souvent confiné dans un rôle d'inspirateur des exploits guerriers et de pivot autour duquel se meuvent les autres héros, est ici un protagoniste important et actif.
De plus, Aiquin est l'unique chanson de geste se déroulant en Bretagne. On lui donne parfois le titre de "Conquête de la Bretagne par Charlemagne", mais il est mal choisi : Charlemagne n'y est pas un conquérant, mais un libérateur, accouru à la demande des barons bretons, ses vassaux, pour aider à repousser un envahisseur païen qui n'est autre qu'Aiquin, le roi de "Nort-Pays". L'épopée a été composée par un trouvère breton, qui en situe précisément les épisodes dans son terroir, prête aux belligérants des itinéraires réalistes que l'on peut suivre pas à pas, évoque de manière pittoresque des lieux qui lui sont bien connus, met en scène des héros bretons aux fiefs bien repérables, et fait en somme de la couleur locale comme monsieur Jourdain faisait de la prose. Tout cela confère à Aiquin une atmosphère particulière et un charme diffus.
Le récit baigne dans un merveilleux breton non dénué de poésie, mais qui n'est pas celui, littéraire, courtois et quelque peu factice, des romans arthuriens, qui sont "bretons" comme Les Natchez de Chateaubriand sont un roman américain. Ici, nous sommes au contact direct du légendaire des anciens bretons, où l'ont rencontre saints locaux aux miracles bizarres, villes englouties et une étrange princesse bâtisseuse qu'accable la découverte d'un corbeau mort.
Enfin, il faut signaler que cette chanson est la seule qui mette Charlemagne aux prises, non pas avec les Saxons ou les Sarrasins d'Espagne, mais avec des Vikings. Il s'agit, il est vrai, d'un anachronisme, et pourtant la chanson conserve le souvenir, certes assez vague, de faits historiques : les expéditions scandinaves qui ont réellement frappé la Bretagne au Xe siècle. Aiquin est, semble-t-il, le reflet littéraire d'un chef viking assez obscur qui a pu s'appeler Hakon.
Le poète du XIIe siècle ne disposait sur les Vikings que de données assez minces. Il les dépeint tout naturellement comme des "Sarrasins" conventionnels, adorant, comme tous leurs coreligionnaires épiques, Mahomet, Tervagant et les autres. Pourtant, certains détails trahissent leurs origines scandinaves : le nom de "Norrois" qui leur est donné, le royaume de "Nort-Pays" dont ils sont originaires, leur fréquente utilisation de navires pour voyager d'un point de la Bretagne à un autre et leur habileté de marins, qui n'a rien de typique des Païens de chanson de geste.
Et si tout cela ne vous convainc pas de l'intérêt de cette chanson, reste à souligner les liens qui la rattachent à la figure de Bertrand du Guesclin, notre fameux connétable. Mais ce sera l'objet d'un prochain billet.
Le récit baigne dans un merveilleux breton non dénué de poésie, mais qui n'est pas celui, littéraire, courtois et quelque peu factice, des romans arthuriens, qui sont "bretons" comme Les Natchez de Chateaubriand sont un roman américain. Ici, nous sommes au contact direct du légendaire des anciens bretons, où l'ont rencontre saints locaux aux miracles bizarres, villes englouties et une étrange princesse bâtisseuse qu'accable la découverte d'un corbeau mort.
Enfin, il faut signaler que cette chanson est la seule qui mette Charlemagne aux prises, non pas avec les Saxons ou les Sarrasins d'Espagne, mais avec des Vikings. Il s'agit, il est vrai, d'un anachronisme, et pourtant la chanson conserve le souvenir, certes assez vague, de faits historiques : les expéditions scandinaves qui ont réellement frappé la Bretagne au Xe siècle. Aiquin est, semble-t-il, le reflet littéraire d'un chef viking assez obscur qui a pu s'appeler Hakon.
Le poète du XIIe siècle ne disposait sur les Vikings que de données assez minces. Il les dépeint tout naturellement comme des "Sarrasins" conventionnels, adorant, comme tous leurs coreligionnaires épiques, Mahomet, Tervagant et les autres. Pourtant, certains détails trahissent leurs origines scandinaves : le nom de "Norrois" qui leur est donné, le royaume de "Nort-Pays" dont ils sont originaires, leur fréquente utilisation de navires pour voyager d'un point de la Bretagne à un autre et leur habileté de marins, qui n'a rien de typique des Païens de chanson de geste.
Et si tout cela ne vous convainc pas de l'intérêt de cette chanson, reste à souligner les liens qui la rattachent à la figure de Bertrand du Guesclin, notre fameux connétable. Mais ce sera l'objet d'un prochain billet.