jeudi 27 septembre 2012

Roland est chaste, et Olivier l'est moins (2)

A la réputation de chasteté de Roland, on m'objectera son rôle dans les épopées italiennes de la Renaissance. Il est vrai que dans l'Orlando Innamorato de Boiardo, le paladin s'éprend si violemment de la belle sarrasine Angélique, princesse du Cathay, qu'il en néglige ses devoirs envers Charlemagne. Et dans l'Orlando Furioso de l'Arioste, continuation du texte précédent, Roland est si affecté de voir la belle lui préférer un autre qu'il en devient fou.

Il convient néanmoins de resituer ces textes à la place qui est la leur dans la Matière de France. Il s'agit d'épopées tardives, au moins partiellement parodiques dans leurs intentions, composées alors que le genre de la chanson de geste a épuisé sa vitalité et qu'on ne le prend plus vraiment au sérieux. Boiardo et l'Arioste jouent avec la tradition en aval de laquelle ils écrivent, et s'amusent à en détourner les codes. Il nous faut garder cela en tête, sous peine de nous trouver semblables aux jeunes enfants qui rient devant Shrek parce que l'ogre vert rote et pète, mais ne remarquent absolument pas le détournement des motifs de contes de fée, parce qu'ils n'ont jamais vu ou lu de contes de fée au premier degré.

Si Roland se trouve ainsi ridiculisé par l'amour, ce n'est pas en dépit de sa réputation de chasteté mais à cause d'elle. Nos auteurs l'ont délibérément choisi dans ce rôle pour en tirer un effet comique, de la même manière que le Lai d'Aristote nous présente le philosophe chevauché par une femme, parce que cette histoire est bien plus drôle lorsqu'elle s'applique à un vieux sage plein de dignité. Boiardo et l'Arioste aiment à jouer avec la réputation de leurs personnages pour décevoir les attentes de leur public. 

Ainsi l'Orlando Innamorato s'ouvre par des joutes à la cour de Charlemagne, au cours desquels un terrible guerrier païen (en l'absence de Roland, de Renaud et de plusieurs autres des principaux paladins) terrasse l'un après l'autre les chevaliers de France. Vient le tour d'Astolphe (c'est à dire Estout, "le fou" en français) et chacun, à commencer par Charlemagne, s'attend à le voir vaincu, car on sait bien que ce fanfaron farfelu, même s'il se débrouille correctement au coeur de la mêlée, perd à chaque fois qu'il livre un combat singulier. Stupeur ! Astolphe l'emporte ! C'est qu'à l'insu de tous et même à la sienne, il s'est trouvé muni d'une lance magique. De la même manière, Renaut de Montauban, chevalier réputé en Italie pour son goût des femmes, sera rendu inaccessible à l'amour par les eaux d'une fontaine enchantée. Quant à l'Arioste, il nous montrera Astolphe, le fol Estout, investi d'une soudaine sagesse après un voyage fabuleux jusqu'au paradis terrestre.

Ainsi, la violente passion de Roland est un jeu avec la tradition qui nous le présente, selon les mots de Gaston Paris, comme un héros qui "aime avec une chaste profondeur, sans laisser l'amour prendre trop de place dans son âme". Encore reste-t-il quelque chose de ce caractère même dans le détournement parodique de nos joyeux Italiens. Car somme toute, Roland ne possédera pas plus Angélique qu'il ne consomme de mariage avec Aude. Pourtant l'occasion lui en est offerte, puisqu'il escorte longuement la princesse sarrasine sans autre compagnie, mais il ne la touche pas, en dépit du désir qui le consume. Il la respecte, alors même que le personnage n'est pas vraiment respectable : Angélique est une "allumeuse", envoyée pour séduire les chevaliers de France afin d'affaiblir la Chrétienté. Elle va jusqu'à masser Roland nu dans son bain, sans pour autant vouloir s'offrir à lui. Evidemment, d'un point de vue chrétien, ne pas abuser de la jeune fille alors qu'il le pourrait est pour Roland la bonne attitude, mais l'Orlando Innamorato est un texte tout profane, fort éloigné de l'inspiration religieuse des origines du genre, et ce comportement n'est pas valorisé par Boiardo. Il n'y voit pas la réserve digne d'éloge d'un saint, mais plutôt la naïveté ridicule d'un grand dadais trop timide, et fait de Roland un objet de plaisanterie. Le dénouement de la blague étant bien sûr de voir, sous la plume de l'Arioste, Roland devenu fou pour n'avoir pas su assouvir son désir, lorsque le prestigieux paladin se voit préférer le godelureau Medor, jouvenceau sans valeur guerrière, si insignifiant que son nom est devenu un nom de chien.

Angélique et Medor, par Bartholomeus Spranger.
Arriverai-je enfin à vous parler d'Olivier ? Ma tendance à la digression m'entraînera-t-elle encore loin ? La réponse bientôt, mais pas forcément demain.

mercredi 26 septembre 2012

Roland est chaste, et Olivier l'est moins (1)

Un vers célèbre de la Chanson de Roland résume les traits de caractère les plus saillants attribués respectivement à Roland et à son "compain" Olivier :

"Rollans est prous e Oliver est sage" (v. 1093)

Le trait essentiel de Roland serait donc la prouesse, et celui d'Olivier la sagesse, une lecture que le déroulement de la chanson semble confirmer, de sorte que Gaston Paris, dans son Histoire poétique de Charlemagne, a pu écrire :

"Au premier plan des héros nous distinguons surtout Roland et Olivier. Leur caractère est heureusement nuancé de manière à ce qu'ils se fassent ressortir sans se nuire : Roland est preux, et Olivier est sage. Roland, on le sent, a les prédilections de la poésie; il représente admirablement la vraie valeur française, qui va jusqu'à la témérité, et arrache la sympathie passionnée tout en méritant le blâme. Il est pieux, dévoué à son souverain et à la France, chef aimé des soldats, ami fidèle, loyal et inaccessible au mensonge ; il aime avec une chaste profondeur, sans laisser prendre à l'amour trop de place dans son âme. Mais avec toutes ses vertus il est pénétré jusqu'à l'excès du besoin de la gloire et de ce sentiment nouveau qu'on appelle l’honneur ; il porte très-haut la conscience et même l’orgueil de sa valeur individuelle; sa fierté va jusqu'à l'arrogance, son indépendance parfois jusqu'à la hauteur : ce trait caractéristique persistera dans l'épopée française tout entière. Olivier, dessiné avec moins de netteté, tempère par la prudence et la modération les mêmes qualités que Roland. Entre eux règne l'amitié la plus intime et la plus tendre, trait qui répond à la fois au génie français et à l'idée de cette épopée, qui exigeait l'union entre les héros. Cette amitié d'ailleurs repose sur l'institution germanique, et plus tard romane, du compagnonnage ou fraternité d'armes."

Cette analyse est globalement exacte. Mais Olivier n'est-il vraiment, pour le dire crûment, que le faire-valoir raisonnable et un peu terne de Roland ? Dans la Chanson de Roland, sans doute. Mais la tradition épique a doté le personnage d'autres traits, que Gaston Paris n'a pas discernés, et qui pourtant ont influencé profondément la conception que l'on se faisait de lui, et jusqu'à son iconographie.

Ainsi, au portail du dôme de Vérone, où Roland et Olivier sont tous deux représentés, le premier, armé de pied en cap, affiche une mine martiale : Durendal en main, il est le guerrier de la foi par excellence, le parangon de prouesse. Son allure contraste vivement avec celle d'Olivier, qui apparaît comme un élégant gentilhomme en costume de cour, à la moustache fine et soignée, portant pour toutes armes un écu et un bâton. Je n'ai pas pu en trouver de meilleur image que la reconstitution hasardeuse ci-dessous, qui prête à Olivier un fléau d'arme, alors que la sculpture ne possède ni chaîne ni boule à pointe et évoque davantage un bâton de connétable, voire une baguette d'officier de cour :


Pour Rita Lejeune et Jacques Stiennon, auteurs de La Légende de Roland dans l'art du Moyen Âge, cette représentation étonnante est conforme à "la réputation courtoise et même galante du bel Olivier".

Car au Moyen Âge, autant ou plus que pour sa sagesse, Olivier est réputé pour être, disons, d'amoureuse complexion. Il est fort sensible à la beauté des femmes, on lui attribue de bonnes fortunes, et il laisse même dans son sillage un ou deux bâtards qui deviendront de brillants chevaliers. Ce caractère galant se reflète jusque sur les armoiries traditionnelles d'Olivier : alors que Roland arbore un emblème de courage, d'or au lion de gueules, son ami porte sur son écu un visage de demoiselle, qui renvoie évidemment à l'amour et aux valeurs de la courtoisie.

Il convient d'observer que ces éléments accusent le contraste entre lui et Roland. Car Roland, comme le note Gaston Paris, est chaste. L'épopée de langue d'oïl ne lui connaît qu'un amour : celui qu'il porte à sa fiancée, la belle Aude. Dans le Girart de Vienne, il s'éprend si violemment d'elle qu'il tente de l'enlever, mais lorsque à la fin de son duel contre Olivier, un ange vient ordonner aux deux futurs amis de dépenser plutôt leur énérgie à combattre les païens, Roland revient à de plus pieux sentiments. Il se fiance à la belle Aude, mais remet le mariage à plus tard, lorsque les païens auront été vaincus. Il repousse ainsi les noces, non seulement pendant les sept années que la tradition prête à la campagne d'Espagne, mais aussi pendant les ans qui s'écoulent entre la fin de la guerre contre Girart et l'entrée en Espagne, période de temps durant laquelle l'épopée lui attribue de nombreuses aventures. Si bien qu'il mourra avant de connaître sa bien-aimée au sens biblique.

Les épopées franco-italiennes, puis italiennes, ont amplifié cette donnée, allant jusqu'à faire prêter à Roland une sorte de voeu de ne pas épouser Aude avant d'avoir reconquis la terre de saint Jacques (cf L'Entrée d'Espagne, édition par Antoine Thomas, 1913). Nous sommes ici en présence d'un des éléments les plus étonnants, pour nos esprits modernes, de la spiritualité médiévale : le prix accordé à la chasteté, même dans le mariage où la sexualité n'est pas peccamineuse. 

Roland ne commettrait aucune faute en épousant Aude, mais il préfère s'en détourner pour se consacrer à une sainte cause, un peu comme certains couples de l'époque faisaient voeu de chasteté et conservaient leur virginité dans le mariage, l'un des plus fameux exemples étant, du moins à ce que rapporte la tradition hagiographique, le roi d'Angleterre saint Edouard le Confesseur, qui mourut sans héritier. 

Cette abstinence est valorisée, perçue comme méritoire, et particulièrement recommandable pour un croisé, combattant pour la cause de Dieu. De la même manière, Orendel, le héros d'une épopée dont on trouve des traces et des versions dans toute l'ère germanique (et dont le nom, soit dit en passant, a inspiré l'Eärendil de Tolkien) s'abstient de relations sexuelles avec sa femme avant d'aller combattre les païens. A l'inverse, certains revers subis en terre sainte par les croisés étaient interprétés comme des châtiments pour s'être vautré dans la fornication.

Mais comment cette réputation de chasteté de Roland se concilie-t-elle avec le rôle d'amoureux que lui donnent l'Orlando Innamorato et l'Orlando furioso ? Et sur quoi repose la réputation de galanterie d'Olivier ?

Pour le savoir, rendez-vous demain.

mardi 25 septembre 2012

Baphomet, ou l'étrange destinée d'un dieu fictif

Revenons un instant sur l'un de ces noms de dieux sarrasins dont je viens de vous entretenir : Baffumet, ainsi le désignent les textes de langue d'oïl. Voilà qui ne vous évoque peut-être pas grand-chose, mais si je vous dis qu'en langue d'oc, il était appelé Baffomet ou Bafomet, et que certains textes, latins notamment, adoptent la graphie plus pédante, mais ne modifiant rien à la prononciation, de Baphomet, peut-être cela vous rappellera-t-il quelque chose.

"Baphomet" est un nom lié au procès des Templiers, accusés entre autres griefs d'avoir vénéré des idoles païennes. En fait, ce dont on les accusait, c'était de s'être convertis à l'Islam, à la religion sarrasine telle qu'on se la représentait alors, c'est à dire très imparfaitement. On leur reprochait donc d'adorer Bafomet comme on aurait pu les accuser d'adorer Tervagant, Sorape ou Baratron : ce n'était qu'un nom parmi d'autres, parmi ceux que l'imagination occidentale prêtait pour déités aux sarrasins. 

Tout au plus Bafomet, probable altération du nom de Mahomet, pouvait-il donner une impression de véracité un peu plus forte que d'autres. Les croisés eux-même, qui pour avoir approché les sarrasins en chair et en os, ne connaissaient pas forcément mieux leurs croyances, parlent de Baphomet dans les écrits qu'ils nous ont laissés comme d'un dieu vénéré par leurs ennemis.

Les Templiers et les fautes dont on les accusait furent recouverts par les brumes de l'oubli, jusqu'au XIXème siècle où on les en tira. Les chercheurs d'alors, intrigués par le nom de Baphomet et ne reconnaissant plus celui d'un dieu fictif de chansons de geste, s'interrogèrent doctement et très sérieusement sur ce qu'avaient pu être les croyances des Templiers. D'autres s'interrogèrent moins doctement. Il s'est formé autour des Templiers un véritable mythe posthume, dont le grand public est friand, et qui fait vendre du papier. Régine Pernoud ironisait à juste titre sur cette littérature, écume frivole de l'histoire, qui glose sur "le trésor des cathares et le secret des templiers, quand ce n'est pas le trésor des templiers et le secret des cathares".

On a donc dit et écrit tout et n'importe quoi sur ce pauvre Baphomet. On a voulu voir en lui, non pas une divinité d'un islam mal compris, mais une figure occulte, voire satanique, objet d'un culte sectaire et secret. On en a fait des représentations rocambolesques :

Aujourd'hui, Baphomet, entièrement détaché du contexte qui l'a vu naître, vit sa vie, devenu mythe, légende tenace, et il continue à faire vendre non seulement du papier, mais aussi des jeux vidéo :


Il n'en demandait peut-être pas tant, mais que voulez-vous ? Ce sont les canulars que parfois nous joue l'Histoire.

lundi 24 septembre 2012

Mahomet, Apolin, Tervagant et les autres

Le Répertoire des noms propres de personnes et de lieux cité dans les chansons de geste françaises et les oeuvres étrangères dérivées, d'André Moisan, est une oeuvre colossale en cinq volumes, dont à vrai dire je ne saurais vraiment recommander la lecture puisqu'il ne s'agit que d'un gigantesque index, couvrant l'intégralité des textes épiques disponibles à la date de sa parution, en 1986. Pour le chercheur, il s'agit cependant d'une ressource extrêmement utile. Y jeter un oeil peut aussi s'avérer intéressant pour le simple curieux, car Moisan ne s'est pas contenté de répertorier tous les noms propres de toutes les chansons de geste, en indiquant tous les textes où ils apparaissent et à quels vers ils sont cités : il a également groupé ces noms propres en appendice, composé différentes listes, dressé les arbres généalogiques des principaux lignages de l'épopée.

Ainsi, nous trouverons sous sa plume la liste des dignités païennes, c'est-à-dire des différents titres nobiliaires que l'épopée prête aux seigneurs sarrasins :

"Algalife, Almansor, Altumajor, Amirant, Amulaine, Amurafle, Amustant, Aubigant, Aupatris, Soudan."

On le voit, la variété de la titulature des païens n'a rien à envier à celle de la noblesse française. Elle pose d'ailleurs d'épineuses difficultés au traducteur, car la plupart de ces termes n'ont pas d'équivalent en français moderne. L'algalife est le calife, l'amirant est l'émir, le soudan est le sultan (Alexandre Dumas écrivait encore "soudan"), mais les autres termes sont à peu près impossibles à traduire. Certains proviennent de noms propres ou de surnoms, réinterprétés comme des titres par les Occidentaux, comme Almansor. L'origine de certains autres nous échappe. Le traducteur est donc réduit à choisir entre répéter platement les termes d'émir et de sultan, utiliser des mots devenus incompréhensibles, ou se servir de titres absent des textes pour en restituer la variété, basculant ainsi dans la belle infidèle.

Mais il est une liste plus passionnante sur laquelle je voudrais attirer votre attention, à savoir celle des dieux païens (on se souvient que les sarrasins, confondus avec des païens, sont polythéistes dans l'épopée : je n'y reviens pas). Cette liste va s'avérer très instructive :

"Agrapart, Apolin, Baffumet, Bagot, Balsinant, Barabas, Baratron, Barré, Baufumé, Belgibus, Cahu, Caïn, Capalu, Fabur, Finement, Jason, Jovencel, Jupiter, Lucifier, Loridres, Luciabel, Lucifer, Macabré, Mahomet, Marmouzet, Mars, Noiron, Pilate, Platon, Pluton, Quaïdas, Satanas, Sorape, Tartarin, Tervagant, Ysoré"

Si nous analysons ces listes, nous nous apercevons que nous y trouvons :

-Un seul nom renvoyant à l'Islam véritable, Mahomet. Il est cependant l'un des plus fréquemment cités.

-Un nom, Tervagant, qui renvoie peut-être à une ancienne divinité gauloise. Lui aussi est très souvent cité. On pourrait lui associer Capalu, le Cath Paluc de la tradition galloise, monstre issu de la mythologie celtique.

-Plusieurs noms tirés de la mythologie classique : Apolin, Jason, Jupiter, Mars et Pluton. De tous ces noms, seuls Apolin (qui est peut-être Apollon) et Jupiter sont cités fréquemment et perçus comme des divinités païennes importantes. Les autres n'apparaissent que de temps à autres dans les discours des sarrasins, principalement dans de brèves invocations.

-Un autre  groupe se compose de figures bibliques négatives, de noms de démons et de persécuteurs des chrétiens : Barabas, Belgibus ( c'est à dire Belzébuth), Caïn, Lucifer et ses variantes Lucifier et Luciabel, Noiron (c'est à dire Néron) et Pilate. Il faudrait aussi y ajouter Apolin si, comme l'estime le médiéviste Ian Short, il s'agit d'Apollyon et nom pas d'Apollon. 

Ces noms assimilent les divinités du paganisme aux forces de l'enfer, une idée bien répandue au moyen-âge. D'ailleurs, la chose nous apparaîtra avec plus d'évidence si nous jetons un oeil à la liste des noms de diables dressée par Moisan, car nous y retrouverons certains noms de la liste des dieux qui, pour un lecteur moderne, n'ont pas de connotations diaboliques, mais en avaient alors :

"Anges (mauvais), Antechrist, Barré, Belgibus, Belial, Berit, Brugier, Cahu, Caïfas, Caïn, Califers, diable(s), Ebron, Estuelaarz, Flachiras, Getas, Gruiant, Hérode, Jerluim, Janun, Locifal, Loquifer, Luciabel, Lucifer, Maufés, Minos, Nicomacus, Noiron, Norandin, Pilate, Roenarz, Satanas, Tabardin."

Nous reconnaissons encore dans cette liste des noms mythologiques ou antiques (Minos, Nicomacus) et de nouvelles figures bibliques négatives (Caïfas, c'est à dire  Caïphe, Hérode...). Surtout, on constate que tous les noms indiqués en gras sont communs aux deux listes. Si l'on ajoute à cela le fait que Loquifer est un nom de guerrier sarrasin, et que les diables interviennent souvent dans le cours du récit pour prêter main forte aux païens, la cause est entendue : les dieux des païens sont des démons.

-Les noms restant sont difficiles à grouper. Certains sont simplement inquiétants (Macabré) ou bizarres (Sorape), d'autres évoquent plus ou moins vaguement l'antiquité (PlatonQuaïdas). Marmouzet et Agrapart sont des noms de luitons (des êtres surnaturels) et de personnages païens monstrueux ; Agrapart est aussi le nom d'un diable dans certains mystères (les pièces de théâtre religieux du moyen âge). D'autres (Baffumet, Baufumé) peuvent être des altérations du nom de Mahomet.

De tous ces noms, seuls ceux de Mahomet, Jupiter, Apolin et Tervagant apparaissent de manière constante. Eux seuls sont perçus par l'épopée comme des divinités majeures des sarrasins. Eux seuls se voient représentés par de gigantesques idoles d'or et de pierres précieuses, qui font l'objet d'âpres combats et sont généralement détruites par les Chrétiens. Ce sont les quatre dieux de La Mecque.

Arrêtons-nous un moment pour considérer le cas d'Apolin. Il y a une hésitation sur la manière de l’interpréter : est-il le dieu greco-romain ou le démon biblique Apollyon? Ce n'est certes pas moi qui me permettrait de trancher. Les savants sont divisés sur la question et différents arguments existent. Pour Ian Short, auteur de la plus récente édition de la chanson de Roland, il s'agit d'Apollyon, et la chose n'a rien d'invraisemblable, tant il est vrai que la Bible était le livre de chevet des clercs du Moyen Âge. Mais Anne Lombard-Jourdain reconnaît Apollon dans cette divinité, et propose aussi de bons arguments. Du reste, certains textes tardifs comme le Roman de Guillaume d'Orange (XVème siècle) remplacent Apolin par Apollo.

Alors non, certes, je ne trancherai pas. Une remarque, toutefois : un quatuor constitué de Mahomet, Jupiter, Tervagant et Apollyon serait un merveilleux symbole des différentes sources auxquelles ont puisé nos poètes pour façonner ces êtres composites qui sont les sarrasins littéraires, à la fois :
-historiquement musulmans, 
-païens héritiers de Rome, 
-influencés par la mythologie celtique, 
-descendants littéraires des Philistins et de Goliath placés sous la coupe du Malin.
Ce serait presque trop beau.

mardi 18 septembre 2012

Lumière sur chanson-de-geste.com

En attendant mon hasardeux retour de vacances bloguesques et la reprise d'activité du site, je ne vais pas vous laisser complètement le bec dans l'eau. Il existe quelques autres sites internet offrant des ressources sur la Matière de France. Je vais vous les présenter.

Tout d'abord, parlons de http://www.chanson-de-geste.com/.

Il s'agit bien évidement d'un site consacré à la chanson de geste. Il m'a été utile plusieurs fois à l'époque où, dilettante balbutiant, je cherchais à explorer la geste carolingienne sans bien m'y retrouver dans le dédale des textes. 

Le site propose la liste (presque) exhaustive des chansons de geste par ordre alphabétique, mais également un classement des textes en fonction du cycle auquel ils appartiennent, un glossaire et plusieurs autres ressources que je vous laisse découvrir.

Plusieurs parties du site sont encore en construction, et les mises à jour n'y sont malheureusement pas fréquentes. Je présume que l'auteur du site connaît les mêmes problèmes de découragement que moi. Il m'arrive de me demander si, derrière ce lieu dont la construction laisse transparaître une connaissance approfondie de ce sujet méconnu, se cache un des savants qui travaillent sur la chanson de geste dans le cadre universitaire. Qui que soit le webmestre, il m'a beaucoup aidé, et je l'en remercie.

samedi 1 septembre 2012

La messe de saint Gilles


Une fois de plus, le billet d'aujourd'hui aura pour but d'honorer le saint du jour, et d'essayer de faire revivre ce calendrier semé de jalons spirituels qui, aux âges de la foi, sacralisait l'écoulement du temps. Nous ne nous éloignerons pas pour autant des thèmes du blog.

Au regard de l'Histoire, saint Gilles fut un ermite du VIIIème siècle, vivant dans les forêts des environs de Nîmes. Il est le fondateur de l'abbaye de Saint-Gilles du Gard, sanctuaire important sur la route des pèlerins de Compostelle.

Mais saint Gilles est aussi en étroite relation avec la légende de Charlemagne. La légende rapporte en effet qu'alors qu'il vivait en ermite, dans une forêt inhospitalière qui ne lui offrait aucune nourriture, Dieu pourvut aux moyens de sa subsistance en lui envoyant quotidiennement une biche, qui lui offrait son lait. 

Or, Charlemagne s'en vint un jour chasser dans la forêt où le saint faisait résidence, et ses veneurs débusquèrent la biche nourricière. Poursuivie par les chasseurs et leurs chiens, la biche vint se réfugier auprès de son ami l'ermite. Las ! Le saint homme fut blessé par le trait d'un des chasseurs, alors qu'il s'interposait.



Ce douloureux accident s'avère pourtant providentiel, car il permet à Charlemagne de faire la connaissance du saint homme. Or, le grand roi a bien besoin de secours spirituel. En effet, il vit en état de péché mortel, accablé par le poids d'une faute si abominable qu'il n'a jamais pu la confesser, malgré ses remords et sa piété ardente : n'a-t-il pas conçu lui-même Roland, son neveu Roland, en une nuit passée dans les bras de sa soeur ?

Charlemage fréquentera donc Gilles, dont il a bien deviné la sainteté, pour essayer d'obtenir de son intercession le pardon de sa faute. Las : il ne parvient toujours pas à avouer l'inceste, et ne peut donc recevoir l'absolution. Est-il condamné ?

Non pas ! Au cours d'une messe qu'il célèbre en présence de l'empereur, Gilles, qui a bien compris qu'une faute inavouée tourmente la conscience du monarque, intercède pour lui par sa prière. Dieu n'y reste pas sourd : certainement n'a-t-il jamais voulu la perte de son bon serviteur, et ne l'a-t-il pas conduit auprès de saint Gilles pour lui procurer les moyens de son Salut ? Un miracle s'accomplit : "Lors s'apparut li angeles notre Seigneur à lui, qui mist seur l'autel une chartre en qoi li peskiés le roi estoit escris tout si comme il l'avoit fait, et pardonés li estoit par le priere saint Gille se il se repentoit tant seulement et le déguerpissoit..."



Ayant lu la missive apportée par l'ange, Gilles informe Charlemagne de son contenu. Tombant aux genoux du saint, l'empereur reconnaît sa faute avec une contrition sincère, et implore l'ermite de prier pour lui. Charlemagne est sauvé : grâce à l'intervention de saint Gilles, Dante pourra le placer aux côtés de son fils, au nombre des élus du Ciel de Mars !

Notez que le peintre, surnommé "le Maître de saint Gilles" faute d'avoir été identifié avec certitude, qui a peint les deux tableaux ci-dessus, semble s'être spécialisé dans la représentation des grandes scènes du cycle royal.  Des quatre tableaux qu'on lui attribue, un seul ne s'y rapporte pas, et encore représente-t-il peut-être saint Rémi, l'un des saints associés à la dynastie royale de France. Quant au quatrième de ces tableaux, il est assez célèbre et représente le baptême de Clovis :


Et bonne fête à tous les Gilles !