A la réputation de chasteté de Roland, on m'objectera son rôle dans les épopées italiennes de la Renaissance. Il est vrai que dans l'Orlando Innamorato de Boiardo, le paladin s'éprend si violemment de la belle sarrasine Angélique, princesse du Cathay, qu'il en néglige ses devoirs envers Charlemagne. Et dans l'Orlando Furioso de l'Arioste, continuation du texte précédent, Roland est si affecté de voir la belle lui préférer un autre qu'il en devient fou.
Il convient néanmoins de resituer ces textes à la place qui est la leur dans la Matière de France. Il s'agit d'épopées tardives, au moins partiellement parodiques dans leurs intentions, composées alors que le genre de la chanson de geste a épuisé sa vitalité et qu'on ne le prend plus vraiment au sérieux. Boiardo et l'Arioste jouent avec la tradition en aval de laquelle ils écrivent, et s'amusent à en détourner les codes. Il nous faut garder cela en tête, sous peine de nous trouver semblables aux jeunes enfants qui rient devant Shrek parce que l'ogre vert rote et pète, mais ne remarquent absolument pas le détournement des motifs de contes de fée, parce qu'ils n'ont jamais vu ou lu de contes de fée au premier degré.
Si Roland se trouve ainsi ridiculisé par l'amour, ce n'est pas en dépit de sa réputation de chasteté mais à cause d'elle. Nos auteurs l'ont délibérément choisi dans ce rôle pour en tirer un effet comique, de la même manière que le Lai d'Aristote nous présente le philosophe chevauché par une femme, parce que cette histoire est bien plus drôle lorsqu'elle s'applique à un vieux sage plein de dignité. Boiardo et l'Arioste aiment à jouer avec la réputation de leurs personnages pour décevoir les attentes de leur public.
Ainsi l'Orlando Innamorato s'ouvre par des joutes à la cour de Charlemagne, au cours desquels un terrible guerrier païen (en l'absence de Roland, de Renaud et de plusieurs autres des principaux paladins) terrasse l'un après l'autre les chevaliers de France. Vient le tour d'Astolphe (c'est à dire Estout, "le fou" en français) et chacun, à commencer par Charlemagne, s'attend à le voir vaincu, car on sait bien que ce fanfaron farfelu, même s'il se débrouille correctement au coeur de la mêlée, perd à chaque fois qu'il livre un combat singulier. Stupeur ! Astolphe l'emporte ! C'est qu'à l'insu de tous et même à la sienne, il s'est trouvé muni d'une lance magique. De la même manière, Renaut de Montauban, chevalier réputé en Italie pour son goût des femmes, sera rendu inaccessible à l'amour par les eaux d'une fontaine enchantée. Quant à l'Arioste, il nous montrera Astolphe, le fol Estout, investi d'une soudaine sagesse après un voyage fabuleux jusqu'au paradis terrestre.
Ainsi, la violente passion de Roland est un jeu avec la tradition qui nous le présente, selon les mots de Gaston Paris, comme un héros qui "aime avec une chaste profondeur, sans laisser l'amour prendre trop de place dans son âme". Encore reste-t-il quelque chose de ce caractère même dans le détournement parodique de nos joyeux Italiens. Car somme toute, Roland ne possédera pas plus Angélique qu'il ne consomme de mariage avec Aude. Pourtant l'occasion lui en est offerte, puisqu'il escorte longuement la princesse sarrasine sans autre compagnie, mais il ne la touche pas, en dépit du désir qui le consume. Il la respecte, alors même que le personnage n'est pas vraiment respectable : Angélique est une "allumeuse", envoyée pour séduire les chevaliers de France afin d'affaiblir la Chrétienté. Elle va jusqu'à masser Roland nu dans son bain, sans pour autant vouloir s'offrir à lui. Evidemment, d'un point de vue chrétien, ne pas abuser de la jeune fille alors qu'il le pourrait est pour Roland la bonne attitude, mais l'Orlando Innamorato est un texte tout profane, fort éloigné de l'inspiration religieuse des origines du genre, et ce comportement n'est pas valorisé par Boiardo. Il n'y voit pas la réserve digne d'éloge d'un saint, mais plutôt la naïveté ridicule d'un grand dadais trop timide, et fait de Roland un objet de plaisanterie. Le dénouement de la blague étant bien sûr de voir, sous la plume de l'Arioste, Roland devenu fou pour n'avoir pas su assouvir son désir, lorsque le prestigieux paladin se voit préférer le godelureau Medor, jouvenceau sans valeur guerrière, si insignifiant que son nom est devenu un nom de chien.
Angélique et Medor, par Bartholomeus Spranger. |
Arriverai-je enfin à vous parler d'Olivier ? Ma tendance à la digression m'entraînera-t-elle encore loin ? La réponse bientôt, mais pas forcément demain.