Entre l'ost chrétien et l'armée sarrasine se dresse l'imposant massif de l'Aspremont, barrière presque infranchissable constituée de monts abrupts, de précipices effrayants et de torrents d'eau glacée. Ces étendues sauvages sont également hantées de bêtes féroces. Pour Charlemagne, pas question d'entraîner l'ost entier dans la traversée de ces territoires hostiles sans avoir fait procéder à des reconnaissances : un chevalier audacieux sera donc choisi pour éclaireur, traversera l'Aspremont, s'assurera de la présence de l'armée d'Agoulant, et portera à ce dernier un message. Mais qui sera assez brave pour s'acquitter de cette mission ?
Le premier à se porter volontaire est Ogier le Danois, illustre paladin renommé pour son courage :
N'i a .i. tel qui voille estre premier, (personne ne veut se proposer)
Ne mes que sol li bon danois Ogier ; (sauf le bon Danois Ogier)
Cil est coruz le mantel deslacier, (il s'empresse de délacer son manteau)
Devant le roi se vet agenoillier : (et va s'agenouiller devant le roi)
"Biaus sires rois, ne vos doit anuier ; (ne vous en déplaise)
En vostre cort ne sai .i. messagier (je ne connais en votre cour aucun messager)
Qui mialz seüst .i. mesage noncier ; (qui sache mieux transmettre un message que moi)
Se truis Hiaumon ne Agolant le fier, (si je trouve Eaumont ou le fier Agoulant)
Bien li savrai anquerre et ancerchier (je saurai bien lui demander)
Por coi il viaut ceste terre essilier, (pourquoi il veut ravager cette terre)
Et bien sarai vostre droit derraisnier. (et je saurai bien défendre votre droit)
-Vos n'iroiz mie, ce dist li rois, Ogier." (vous n'irez pas, Ogier, répond le roi)
Ayant repoussé l'offre d'Ogier, l'empereur refuse celles que lui font les autre barons : il ne veut pas exposer la vie d'un seigneur d'importance, que les païens risqueraient de mettre à mort. Aussi demande-t-il qu'un chevalier pauvre se désigne. Aussitôt, le jeune Richier se porte volontaire : neveu du duc Bérenger, mais né hors mariage, il a été élevé et adoubé par Naymes de Bavière et brûle de prouver sa valeur. Apprenant que le jeune homme n'a ni héritier ni terre, Charlemagne accepte son offre.
Le duc Naymes proteste, cependant : il craint pour son protégé, qu'il croit trop fougueux pour s'acquitter d'une périlleuse ambassade. Il conviendrait d'envoyer un homme de sens plus rassis, car Richier irait à sa perte. Mais le jeune homme ne veut rien entendre, et Charlemagne, ayant déjà donné son approbation, ne peur revenir sur sa parole. Au grand dam de Naymes, Richier se revêt donc dignement de ses armes :
Richiers s'arma molt tost ou paveillon ; (Richier s'arma promptement sous sa tente)
Il vest l'auberc, lace l'iaume roont (il revêt le haubert, lace le heaume rond)
Et ceint l'espee, prent l'escu a lïon. (ceint l'épée et saisit l'écu blasonné d'un lion)
Dou tref s'an ist et prist le brief Charlon ; (il sort de la tente, prend la lettre de Charles)
Tant a erré qu'il vint vers Aspremont. (et chemine si bien qu'il arrive au pied d'Aspremont)
Mais sur le chemin du jeune homme, voici qui s'interpose un court d'eau impétueux. Richier s'y engage vaillamment : las ! Lui et son cheval sont emportés par le courant ! Il ne doit sa survie qu'à la miséricorde de Dieu, qui lui permet de se retenir à un rocher. Quant à son cheval, il rejoint la berge, mais n'est pas pour autant tiré d'affaire :
Atant ez voz acorant .i. grypon ; (voici qu'accourt un griffon)
.x. piez fu grox et .xiiii. de lonc : (de dix pieds de large et quatorze de long)
Si fait deable ne vit onques nus hom. (aucun homme ne vit jamais un diable pareil)
Prent le destrier par tel devisïon (il saisit le destrier de telle manière)
Qu'il le leva .xv. piez contremont. (qu'il l'emporte dans les airs, à quinze pieds du sol)
Li destriers poise, si rompi li broion, (mais le cheval est lourd, ses muscles se rompent)
La teste am porte li maufez contremont. (et le démon emporte sa tête)
Desor son nit l'em porte a ses foons. (dans son nid, pour ses petits)
Richier l'a échappé belle, mais le voilà à pied, incapable de poursuivre sa mission : comment pourrait-il, sans monture, franchir ces inhospitalières montagnes ? Il ne lui reste qu'à rebrousser chemin et à aller, penaud et déconfit, rendre compte de son échec.
Trouvant le duc Naymes devant sa tente, il lui rapporte ses mésaventures. Mais Naymes refuse de croire à cette histoire de monstre, et se courrouce contre son protégé, dont le déshonneur rejaillit sur lui : Richier, pense-t-il, n'a pas eu le courage d'approcher d'Aspremont, et a simplement rebroussé chemin en inventant une excuse. Furieux et humilié, Naymes se résout à laver lui-même cette honte : il portera le message de Charles.
Commentaires
Ogier le Danois, mentionné ici, est un personnage de premier plan de la matière de France, et le héros de plusieurs épopées. Il connut une popularité énorme, qui perdura bien après le moyen âge par le biais de réécritures, d'adaptations théâtrales, de livres de colportage. Il est le valet de pique des jeux de cartes traditionnels :
Le griffon fait partie des animaux qui, dans les bestiaires du temps, côtoient aussi bien le lapin, le cerf et le chien que le dragon et la licorne. On croit fermement à son existence, et l'on voit qu'ici il est assimilé au diabolique. Donner aux animaux une signification symbolique, souvent religieuse, est un procédé usuel des bestiaires.