L’indéfectible amitié unissant Roland et Olivier est aussi célèbre dans notre épopée que peuvent l’être ailleurs celles d’Oreste et Pylade, de David et Jonathan, ou d’Astérix et Obélix. Comment débuta-t-elle ? Etonnamment, ce fut par un combat, par un épouvantable duel à mort, d’une fureur à faire trembler terre et ciel. Dans la majestueuse fresque qu’est la Légende des Siècles, Victor Hugo a consacré un poème à cet épisode. Découvrons-le ensemble :
Ils se battent - combat terrible ! - corps à corps.
Voilà déjà longtemps que leurs chevaux sont morts ;
Ils sont là seuls tous deux dans une île du Rhône,
Le fleuve à grand bruit roule un flot rapide et jaune,
Le vent trempe en sifflant les brins d'herbe dans l'eau.
L'archange saint Michel attaquant Apollo
Ne ferait pas un choc plus étrange et plus sombre ;
Déjà, bien avant l'aube, ils combattaient dans l'ombre.
Qui, cette nuit, eût vu s'habiller ces barons,
Avant que la visière eût dérobé leurs fronts,
Eût vu deux pages blonds, roses comme des filles.
Hier, c'étaient deux enfants riant à leurs familles,
Beaux, charmants ; - aujourd'hui, sur ce fatal terrain,
C'est le duel effrayant de deux spectres d'airain,
Deux fantômes auxquels le démon prête une âme,
Deux masques dont les trous laissent voir de la flamme.
Ils luttent, noirs, muets, furieux, acharnés.
Les bateliers pensifs qui les ont amenés,
Ont raison d'avoir peur et de fuir dans la plaine,
Et d'oser, de bien loin, les épier à peine,
Car de ces deux enfants, qu'on regarde en tremblant,
L'un s'appelle Olivier et l'autre a nom Roland.
Et, depuis qu'ils sont là, sombres, ardents, farouches,
Un mot n'est pas encor sorti de ces deux bouches.
Olivier, sieur de Vienne et comte souverain,
A pour père Gérard et pour aïeul Garin.
Il fut pour ce combat habillé par son père.
Sur sa targe est sculpté Bacchus faisant la guerre
Aux Normands, Rollon ivre et Rouen consterné,
Et le dieu souriant par des tigres traîné
Chassant, buveur de vin, tous ces buveurs de cidre.
Son casque est enfoui sous les ailes d'une hydre ;
Il porte le haubert que portait Salomon ;
Son estoc resplendit comme l'œil d'un démon ;
Il y grava son nom afin qu'on s'en souvienne ;
Au moment du départ, l'archevêque de Vienne
A béni son cimier de prince féodal.
Roland a son habit de fer, et Durandal.
Ils luttent de si près avec de sourds murmures,
Voilà déjà longtemps que leurs chevaux sont morts ;
Ils sont là seuls tous deux dans une île du Rhône,
Le fleuve à grand bruit roule un flot rapide et jaune,
Le vent trempe en sifflant les brins d'herbe dans l'eau.
L'archange saint Michel attaquant Apollo
Ne ferait pas un choc plus étrange et plus sombre ;
Déjà, bien avant l'aube, ils combattaient dans l'ombre.
Qui, cette nuit, eût vu s'habiller ces barons,
Avant que la visière eût dérobé leurs fronts,
Eût vu deux pages blonds, roses comme des filles.
Hier, c'étaient deux enfants riant à leurs familles,
Beaux, charmants ; - aujourd'hui, sur ce fatal terrain,
C'est le duel effrayant de deux spectres d'airain,
Deux fantômes auxquels le démon prête une âme,
Deux masques dont les trous laissent voir de la flamme.
Ils luttent, noirs, muets, furieux, acharnés.
Les bateliers pensifs qui les ont amenés,
Ont raison d'avoir peur et de fuir dans la plaine,
Et d'oser, de bien loin, les épier à peine,
Car de ces deux enfants, qu'on regarde en tremblant,
L'un s'appelle Olivier et l'autre a nom Roland.
Et, depuis qu'ils sont là, sombres, ardents, farouches,
Un mot n'est pas encor sorti de ces deux bouches.
Olivier, sieur de Vienne et comte souverain,
A pour père Gérard et pour aïeul Garin.
Il fut pour ce combat habillé par son père.
Sur sa targe est sculpté Bacchus faisant la guerre
Aux Normands, Rollon ivre et Rouen consterné,
Et le dieu souriant par des tigres traîné
Chassant, buveur de vin, tous ces buveurs de cidre.
Son casque est enfoui sous les ailes d'une hydre ;
Il porte le haubert que portait Salomon ;
Son estoc resplendit comme l'œil d'un démon ;
Il y grava son nom afin qu'on s'en souvienne ;
Au moment du départ, l'archevêque de Vienne
A béni son cimier de prince féodal.
Roland a son habit de fer, et Durandal.
Ils luttent de si près avec de sourds murmures,
Que leur souffle âpre et chaud s'empreint sur leurs armures ;
Le pied presse le pied ; l'île à leurs noirs assauts
Tressaille au loin ; l'acier mord le fer ; des morceaux
De heaume et de haubert, sans que pas un s'émeuve,
Sautent à chaque instant dans l'herbe et dans le fleuve,
Leurs brassards sont rayés de longs filets de sang
Qui coule de leur crâne et dans leurs yeux descend.
Soudain, sire Olivier, qu'un coup affreux démasque,
Voit tomber à la fois son épée et son casque.
Main vide et tête nue, et Roland l'œil en feu !
L'enfant songe à son père et se tourne vers Dieu.
Durandal sur son front brille. Plus d'espérance !
"Cà, dit Roland, je suis neveu du roi de France,
Je dois me comporter en franc neveu de roi.
Quand j'ai mon ennemi désarmé devant moi,
Je m'arrête. Va donc chercher une autre épée,
Et tâche, cette fois, qu'elle soit bien trempée.
Tu feras apporter à boire en même temps,
Car j'ai soif. - Fils, merci, dit Olivier. - J'attends,
Dit Roland, hâte-toi." Sire Olivier appelle
Un batelier caché derrière une chapelle.
"Cours à la vile, et dis à mon père qu'il faut
Une autre épée à l'un de nous, et qu'il fait chaud."
Cependant les héros, assis dans les broussailles,
S'aident à délacer leurs capuchons de mailles,
Se lavent le visage et causent un moment.
Le batelier revient ; il a fait promptement ;
L'homme a vu le vieux comte ; il rapporte une épée
Et du vin, de ce vin qu'aimait le grand Pompée
Et que Tournon récolte au flanc de son vieux mont.
L'épée est cette illustre et fière Closamont
Que d'autres quelquefois appellent Haute-Claire.
L'homme a fui. Les héros achèvent sans colère
Ce qu'ils disaient ; le ciel rayonne au-dessus d'eux ;
Olivier verse à voire à Roland ; puis tous deux
Marchent droit l'un vers l'autre, et le duel recommence.
Voilà que par degrés de sa sombre démence
Le combat les enivre ; il leur revient au cœur
Ce je ne sais quel dieu qui veut qu'on soit vainqueur,
Et qui, s'exaspérant aux armures frappées,
Mêle l'éclair des yeux aux lueurs des épées.
Ils combattent, versant à flots leur sang vermeil.
Le jour entier se passe ainsi. Mais le soleil
Baisse vers l'horizon. La nuit vient. "Camarade,
Dit Roland, je ne sais, mais je me sens malade.
Je ne me soutiens plus, et je voudrais un peu
Tressaille au loin ; l'acier mord le fer ; des morceaux
De heaume et de haubert, sans que pas un s'émeuve,
Sautent à chaque instant dans l'herbe et dans le fleuve,
Leurs brassards sont rayés de longs filets de sang
Qui coule de leur crâne et dans leurs yeux descend.
Soudain, sire Olivier, qu'un coup affreux démasque,
Voit tomber à la fois son épée et son casque.
Main vide et tête nue, et Roland l'œil en feu !
L'enfant songe à son père et se tourne vers Dieu.
Durandal sur son front brille. Plus d'espérance !
"Cà, dit Roland, je suis neveu du roi de France,
Je dois me comporter en franc neveu de roi.
Quand j'ai mon ennemi désarmé devant moi,
Je m'arrête. Va donc chercher une autre épée,
Et tâche, cette fois, qu'elle soit bien trempée.
Tu feras apporter à boire en même temps,
Car j'ai soif. - Fils, merci, dit Olivier. - J'attends,
Dit Roland, hâte-toi." Sire Olivier appelle
Un batelier caché derrière une chapelle.
"Cours à la vile, et dis à mon père qu'il faut
Une autre épée à l'un de nous, et qu'il fait chaud."
Cependant les héros, assis dans les broussailles,
S'aident à délacer leurs capuchons de mailles,
Se lavent le visage et causent un moment.
Le batelier revient ; il a fait promptement ;
L'homme a vu le vieux comte ; il rapporte une épée
Et du vin, de ce vin qu'aimait le grand Pompée
Et que Tournon récolte au flanc de son vieux mont.
L'épée est cette illustre et fière Closamont
Que d'autres quelquefois appellent Haute-Claire.
L'homme a fui. Les héros achèvent sans colère
Ce qu'ils disaient ; le ciel rayonne au-dessus d'eux ;
Olivier verse à voire à Roland ; puis tous deux
Marchent droit l'un vers l'autre, et le duel recommence.
Voilà que par degrés de sa sombre démence
Le combat les enivre ; il leur revient au cœur
Ce je ne sais quel dieu qui veut qu'on soit vainqueur,
Et qui, s'exaspérant aux armures frappées,
Mêle l'éclair des yeux aux lueurs des épées.
Ils combattent, versant à flots leur sang vermeil.
Le jour entier se passe ainsi. Mais le soleil
Baisse vers l'horizon. La nuit vient. "Camarade,
Dit Roland, je ne sais, mais je me sens malade.
Je ne me soutiens plus, et je voudrais un peu
De repos. - Je prétends, avec l'aide de Dieu,
Dit le bel Olivier, le sourire à la lèvre,
Vous vaincre par l'épée et non point par la fièvre.
Dormez sur l'herbe verte, et cette nuit, Roland,
Je vous éventerai de mon panache blanc.
Couchez-vous, et dormez. -Vassal, ton âme est neuve,
Dit Roland. Je riais, je faisais une épreuve.
Sans m'arrêter et sans me reposer, je puis
Combattre quatre jours encore, et quatre nuits."
Le duel reprend. La mort plane, le sang ruisselle.
Durandal heurte et suit Closamont ; l'étincelle
Jaillit de toutes parts sous leurs coups répétés.
L'ombre autour d'eux s'emplit de sinistres clartés.
Ils frappent ; le brouillard du fleuve monte et fume ;
Le voyageur s'effraye et croit voir dans la brume
D'étranges bûcherons qui travaillent la nuit.
Le jour naît, le combat continue à grand bruit ;
La pâle nuit revient, ils combattent ; l'aurore
Reparaît dans les cieux, ils combattent encore.
Nul repos. Seulement, vers le troisième soir,
Sous un arbre, en causant, ils sont allés s'asseoir ;
Puis ont recommencé. Le vieux Gérard dans Vienne
Attend depuis trois jours que son enfant revienne.
Il envoie un devin regarder sur les tours ;
Le devin dit : "Seigneur, ils combattent toujours."
Quatre jours sont passés, et l'île et le rivage
Tremblent sous ce fracas monstrueux et sauvage.
Ils vont, viennent, jamais fuyant, jamais lassés,
Froissent le glaive au glaive et sautent les fossés,
Et passent, au milieu des ronces remuées,
Comme deux tourbillons et comme deux nuées.
Ô chocs affreux ! terreur ! tumulte étincelant !
Mais, enfin, Olivier saisit au corps Roland
Qui de son propre sang en combattant s'abreuve,
Et jette d'un revers Durandal dans le fleuve.
"C'est mon tour maintenant, et je vais envoyer
Chercher un autre estoc pour vous, dit Olivier.
Le sabre du géant Sinnagog est à Vienne.
C'est, après Durandal, le seul qui vous convienne.
Mon père le lui prit alors qu'il le défit.
Acceptez-le." Roland sourit. "Il me suffit
De ce bâton." Il dit, et déracine un chêne.
Sire Olivier arrache un orme dans la plaine
Et jette son épée, et Roland, plein d'ennui,
Dit le bel Olivier, le sourire à la lèvre,
Vous vaincre par l'épée et non point par la fièvre.
Dormez sur l'herbe verte, et cette nuit, Roland,
Je vous éventerai de mon panache blanc.
Couchez-vous, et dormez. -Vassal, ton âme est neuve,
Dit Roland. Je riais, je faisais une épreuve.
Sans m'arrêter et sans me reposer, je puis
Combattre quatre jours encore, et quatre nuits."
Le duel reprend. La mort plane, le sang ruisselle.
Durandal heurte et suit Closamont ; l'étincelle
Jaillit de toutes parts sous leurs coups répétés.
L'ombre autour d'eux s'emplit de sinistres clartés.
Ils frappent ; le brouillard du fleuve monte et fume ;
Le voyageur s'effraye et croit voir dans la brume
D'étranges bûcherons qui travaillent la nuit.
Le jour naît, le combat continue à grand bruit ;
La pâle nuit revient, ils combattent ; l'aurore
Reparaît dans les cieux, ils combattent encore.
Nul repos. Seulement, vers le troisième soir,
Sous un arbre, en causant, ils sont allés s'asseoir ;
Puis ont recommencé. Le vieux Gérard dans Vienne
Attend depuis trois jours que son enfant revienne.
Il envoie un devin regarder sur les tours ;
Le devin dit : "Seigneur, ils combattent toujours."
Quatre jours sont passés, et l'île et le rivage
Tremblent sous ce fracas monstrueux et sauvage.
Ils vont, viennent, jamais fuyant, jamais lassés,
Froissent le glaive au glaive et sautent les fossés,
Et passent, au milieu des ronces remuées,
Comme deux tourbillons et comme deux nuées.
Ô chocs affreux ! terreur ! tumulte étincelant !
Mais, enfin, Olivier saisit au corps Roland
Qui de son propre sang en combattant s'abreuve,
Et jette d'un revers Durandal dans le fleuve.
"C'est mon tour maintenant, et je vais envoyer
Chercher un autre estoc pour vous, dit Olivier.
Le sabre du géant Sinnagog est à Vienne.
C'est, après Durandal, le seul qui vous convienne.
Mon père le lui prit alors qu'il le défit.
Acceptez-le." Roland sourit. "Il me suffit
De ce bâton." Il dit, et déracine un chêne.
Sire Olivier arrache un orme dans la plaine
Et jette son épée, et Roland, plein d'ennui,
L'attaque. Il n'aimait pas qu'on vînt faire après lui
Les générosités qu'il avait déjà faites.
Plus d'épée en leurs mains, plus de casque à leurs têtes.
Ils luttent maintenant, sourds, effarés, béants,
A grands coups de troncs d'arbre, ainsi que des géants.
Pour la cinquième fois, voici que la nuit tombe.
Tout à coup, Olivier, aigle aux yeux de colombe,
S'arrête, et dit : "Roland, nous n'en finirons point.
Tant qu'il nous restera quelque tronçon au poing,
Nous lutterons ainsi que lions et panthères.
Ne vaudrait-il pas mieux que nous devinssions frères ?
Écoute, j'ai ma sœur, la belle Aude au bras blanc,
Épouse-là. - Pardieu ! je veux bien, dit Roland.
Et maintenant buvons, car l'affaire était chaude."
C'est ainsi que Roland épousa la belle Aude.
Les générosités qu'il avait déjà faites.
Plus d'épée en leurs mains, plus de casque à leurs têtes.
Ils luttent maintenant, sourds, effarés, béants,
A grands coups de troncs d'arbre, ainsi que des géants.
Pour la cinquième fois, voici que la nuit tombe.
Tout à coup, Olivier, aigle aux yeux de colombe,
S'arrête, et dit : "Roland, nous n'en finirons point.
Tant qu'il nous restera quelque tronçon au poing,
Nous lutterons ainsi que lions et panthères.
Ne vaudrait-il pas mieux que nous devinssions frères ?
Écoute, j'ai ma sœur, la belle Aude au bras blanc,
Épouse-là. - Pardieu ! je veux bien, dit Roland.
Et maintenant buvons, car l'affaire était chaude."
C'est ainsi que Roland épousa la belle Aude.
« Le Mariage de Roland », Victor Hugo, La Légende des Siècles, 1859.
La trame de ce récit est-elle sortie toute armée de la tête de Victor Hugo ? Point du tout : le poète n’a fait que reproduire, assez fidèlement malgré quelques écarts, un épisode déjà présent dans une de nos plus belles chansons de geste, Girart de Vienne, épopée composée vers la fin du XIIème ou au début du XIIIème siècle par le trouvère Bertrand de Bar-sur-Aube. Tournons-nous donc vers cette chanson, pour comprendre un peu mieux les raisons de ce duel, qu’Hugo nous raconte sans en rapporter le contexte.
Girart, nous dit le trouvère, oncle d’Olivier et de la belle Aude, est un vaillant chevalier, issu d’un lignage illustre, auquel Charlemagne accorde en fief la ville de Vienne en Dauphiné. Or, pour obtenir ce fief, le preux doit baiser le pied du souverain. Cette forme d’hommage, surprenante à nos yeux, semble avoir bel et bien existé aux temps carolingiens, du moins si l’on en croit le récit bien connu de l’hommage de Rollon à Charles le Simple, lorsque l’ancien Viking fut fait maître de la Neustrie devenue Normandie. La légende veut que Rollon, refusant de se baisser pour baiser le pied du roi, l’ait au contraire saisi et porté à ses lèvres, renversant le souverain.
Notre Girart n’a cependant pas les orgueilleuses dispositions du Normand, et il se prête de bonne grâce à ce geste rituel, alors que Charlemagne se trouve au lit avec sa femme. Mais la reine, animée à l’endroit de Girart d’une rancune amoureuse, déshonore le chevalier, en lui tendant son propre pied au lieu de celui du roi. Girart le baise, sans s’apercevoir de l’affront, mais lorsqu’enfin il découvre la supercherie, il est pris d’un tel courroux qu’il se révolte contre l’empereur.
Charles vient assiéger son vassal dans sa cité de Vienne. Au cours du long conflit qui s’ensuit, Roland, qui se trouve parmi les troupes de son oncle, fera la connaissance d’Olivier, mais aussi celle d’Aude, de laquelle il s’éprendra si violemment qu’il tentera de l’enlever.
Enfin, la guerre s’éternisant, Charlemagne et Girart décident de s’en remettre au jugement de Dieu, en s’affrontant par l’intermédiaire de leurs neveux et champions. S’ensuit un terrible duel, véritable morceau de bravoure de plusieurs centaines de vers, œuvre d’un trouvère au sommet de son art, qui ménage au mieux ses effets au fil de laisses d’une admirable facture : ce passage mérite amplement d’être compté au nombre des plus belles pages épiques de notre langue. Hugo a restitué à peu près les péripéties de ce combat, mais n’étant peut-être point trop amateur de merveilleux chrétien, le grand Victor en a modifié la fin, que je vais donc vous livrer :
Cele bataille orent tant meintenue (ils avaient tant prolongé ce combat)
que ja lor fu molt pres la nuit venue ;
mes n’ont talent de faire recreüe, (ils n’ont aucun désir de s’arrêter)
car mautalent les semont et argüe, (la colère les presse)
si tient chascuns s’espee tote nue.
Li uns a l’autre l’eüst ja chier vendue,
qant entraus .II. descendi une nue, (entre eux deux descendit une nuée)
qui au barons a toloit la veüe. (qui ôta la vue aux barons)
Trestuit sont coi, nus d’aus ne se remue ; (tous deux restent muet, aucun ne bouge)
au plus hardi est tel poor creüe (est venue une telle peur)
que bien cuidoient que lor fin fust venue. (qu’ils croyaient bien leur fin arrivée)
Es vos un engre qui descent de la nue, (voici un ange qui descend des nues)
qui doucement de par Deu les salue :
« Franc chevalier, ennor vos est creüe ! (votre honneur s’est accru)
Ceste bataille ne soit plus meintenue ; (que ce combat cesse)
gardez que plus ne soit par vos ferue, (gardez-vous de frapper davantage)
car Damedeu la vos a desfandue. (Damedeu : Seigneur Dieu)
Mes en Espangne, sor la gent mescreüe, (contre les mécréants)
soit vostre force provee et conneüe ; (prouvée et démontrée)
la sera bien vo proece veüe (là sera bien manifestée votre prouesse)
Por l’amor Deu conquerre. » (pour conquérir l’amour de Dieu)
Li dui baron furent en grant friçon (dui : deux)
qant ill oïrent de Deu l’anoncion. (quand ils entendirent l’ordre de Dieu)
Et dit li engres : « N’aiez poor, baron ! (et l’ange dit : n’ayez pas peur, barons)
Deus le vos mende de son ciel la amont : (Dieu vous le mande du haut du ciel)
lessiez ester iceste aatisson. (cessez ce combat)
Mes en Espangne, sor ce pople felon,
la esprovez qui est hardi ou non,
par mi le resne au roi Marsilion. (dans le royaume du roi Marsile)
La conquerroiz par force le roion, (vous conquerrez le royaume par la force)
sor Sarrazins a force et a bandon,
si essauciez la loi Deu et son non. (exausser : exhausser, porter haut, ici la loi de Dieu)
Vos en avroiz molt riche guerredon, (vous en aurez une belle récompense)
et les voz ames avront verai pardon ; (vos âmes auront le vrai pardon)
la sus el ciel, en sa grant mension, (là-haut au ciel, dans sa grande demeure)
les metra Deus en gloire. »
Qant li baron orent l’enge escouté, (quand les barons eurent écouté l’ange)
Qui la bataille lor defant de par Dé, (leur interdit au nom de Dieu)
Le glorïeus, le roi de majesté :
« Voir rois celestre, » font li baron menbré, (Voir : vrai ; menbré : membru, fort)
« vos en soiez come deu aoré, (aoré : adoré)
qant nos avez tel mesaje mendé
par le vostre angre, qui a a nos parlé. »
Vait s’en li engre, n’i est pas demoré, (l’ange s’en va)
et li dui conte ne sont pas aresté : (les deux comtes ne sont pas restés là)
Seinz Esperiz les a enluminez, (le Saint Esprit les a illuminés)
reposer vont soz arbre ramé, (ils vont se reposer sous un arbre à grande ramure)
la sont endui plevi et afïé (ils ont tous deux juré)
a conpangnie en trestot lor aé. (compagnonnage pour leur vie entière)
(Girart de Vienne par Bertrand de Bar-sur-Aube, publié par Wolfgang van Emden, Paris, Picard pour la Société des anciens textes français, 1977)
Ainsi donc, c’est à la demande d’un ange, envoyé par Dieu pour leur enjoindre de se consacrer plutôt à la guerre contre les païens, que les deux paladins mettront un terme à leur combat. Cette fin transpose dans l’ordre du mythe et du miracle une réalité de l’époque : les efforts énormes déployés par le clergé pour détourner la noblesse des tournois stériles et des guerres privées, et pour les encourager à la croisade. Auprès de ce thème puissant, traité de spectaculaire façon, la fin du poème d’Hugo, dans lequel les deux preux s’interrompent par simple lassitude, paraît bien fade.
La réconciliation des oncles suivra, non sans quelques difficultés, celle des neveux, et sera scellée par les fiançailles de Roland et d’Aude. Fiançailles et non mariage, car là encore, Hugo a changé les choses : nos amoureux ne se marieront pas, les circonstances ne s’y prêtant guère. En effet, Charlemagne s’apprête à aller guerroyer en Espagne, et Roland s’engage et épouser Aude à son retour. Mais Roland, comme bien on sait, ne reviendra pas, et Aude mourra de chagrin en apprenant son sort. Ainsi les fiancés ne seront-ils enfin réunis que dans l’autre monde.
Notons pour finir qu’il existe de Girart de Vienne une traduction intégrale récente en français moderne. Certes, une traduction en prose ne peut rendre tout-à-fait justice à un poème en vers, mais faute de mieux, je ne saurais trop conseiller à ceux que l’ancien français intimide d’en faire la lecture : Girart de Vienne est sans conteste un des monuments de notre littérature, et l’un des fleurons de notre épopée nationale, que tout honnête homme se doit de connaître. En voici les références :
Girart de Vienne, traduction en français moderne par Bernard Guidot, Paris, Champion (Traductions des classiques français du Moyen Âge, 74), 2006.
Je vais vous quitter sur une image de la cathédrale Saint-Maurice, bel édifice viennois dont la construction débuta au XIIème siècle. Peut-être se trouva-t-il des jongleurs, au temps jadis, pour déclamer sur son parvis la chanson de Girart, en s’accompagnant de leur vielles…
Quel bonheur de commencer la journée par la lecture de ce blog !
RépondreSupprimerMerci pour l'aide à la lecture que vous nous apportez par vos traductions simultanées.
Et quant à la fin de la chanson de geste, n'est-elle pas toujours d'actualité ?
Combien qui devraient logiquement se combattre, sont au contraire réconciliés pour combattre un ennemi commun ?
Oui, historiquement ce fut souvent le cas. Pendant la guerre de cent ans, par exemple, même si les divisions ont été grande, l'hostilité aux Anglais a été l'un des facteurs qui ont favorisé l'émergence de l'idée de Nation, lentement forgée durant tout le moyen-âge.
RépondreSupprimerJ'avais déjà lu le récit du duel rapporté plutôt fidèlement par J. Markale dans son ouvrage "Charlemagne et Roland" (y compris la fin que Victor Hugo a modifié). Mais je n'avais pas lu la "V.O" et je ne connaissais pas la version mis en vers par Hugo.
RépondreSupprimerCe qui est fascinant aussi dans ces textes c'est que ça ressemble à une langue étrangère et pourtant c'est très proche ce qui permet de comprendre certains mots voire bouts de phrase.
Fort intéressant tout ça. :)
Coïncidence: je commence à relire la légende des siècles.
RépondreSupprimerEn ce cas, peut-être mon prochain billet vous intéressera-t-il aussi.
RépondreSupprimerPassionnants, vos textes. Merci !
RépondreSupprimerEt bonne année heureuse et érudite à vous et vos proches.
Ceci ne m'aide pas beaucoup, je voulais savoir qui ils étaient..
RépondreSupprimerRoland et Olivier sont deux héros de chansons de geste, et donc des personnages de notre mythologie plus que de notre Histoire. Roland est le neveu et le champion de Charlemagne. Olivier est le fils de Renier de Genève et le neveu de Girard de Vienne. Dans nos épopées, ils deviennent des amis inséparables et font partie des Douze Pairs, un corps d'élite regroupant les meilleurs chevaliers de Charlemagne. Tous deux meurent à la bataille de Roncevaux.
SupprimerCela répond-il à votre question ?
Quelle chance de tomber sur un blog lorsqu'on a perdu sa poésie !!
RépondreSupprimerMerci beaucoup pour les traductions et explications que vous y apporter !!
C'est fantastique quelque chose d'aussi complet !!
Dans le texte de Hugo les deux héros olivier et oland se distingue par leur force physique exceptionnelle . leur combat prend des dimensions surhumaines et cosmiques en faisant trembler la nature toute entiere .
RépondreSupprimerC Roland pas oland alala
SupprimerBjr merci pr ces textes, ils m'ont un peu aidé, mais moi aussi je voulais simplement savoir qui ils étaient :/ Mais c'est bien quand même mrc :)
SupprimerBonjour, je suis en train d'étudier le mariage de Roland de Victor Hugo et je suis troublé par la survenue du "géant Sinnagog".
SupprimerJe ne peux pas imaginer que Hugo ait utilisé cette orthographe sans vouloir y mettre une référence à la religion hébraïque. Et ceci en la plaçant en position inférieure puisque Gérard de Vienne "le défit".
Pourriez-vous m'éclairer sur ce point?
Merci.
J. Paul
Bonjour Monsieur.
SupprimerJe ne suis pas un spécialiste d'Hugo et ne peux donc pas répondre quant à ses opinions sur le judaïsme. Mais je peux vous apporter quelques éléments.
Dans la chanson de Girart de Vienne, qui est la source d’inspiration indirecte de ce poème d’Hugo, il n’est pas question d’un géant Sinnagog mais d’un sarrasin du nom de Sinagon, donné pour roi d’Alexandrie, personnage secondaire fugacement mentionné qui a assiégé en sa forteresse Garin de Monglane, l’ancêtre du lignage auquel appartiennent Girart et Olivier. Je suppose qu’il est la source du géant Sinnagog d’Hugo.
Pourquoi cette transformation de son nom, et pourquoi en avoir fait un géant ? Je serais bien en peine de le dire. Mais j’imagine que la finale « gog » a pu être inspirée au poète par les noms bibliques de Gog et Magog, des noms énigmatiques et inquiétants qui, au Moyen Âge, passent pour ceux de peuples monstrueux, voire gigantesques.
Il y a, dans le Roman de Brut de Wace (une œuvre du XIIème siècle qui a contribué à l’essor du cycle arthurien) un géant Goemagog dont le nom est à l’évidence inspiré de Gog et Magog. Il est le chef des géants contre lesquels doivent se battre les Troyens exilés pour s’installer sur ce qui deviendra l’île de Bretagne. Mais j’ignore si Hugo en avait connaissance.
Voilà tout ce que je peux vous dire. A mon avis, mieux vaut ne pas surinterpréter le nom de ce géant Sinnagog. Ce n’est qu’un nom intentionnellement bizarre et farfelu, forgé à plaisir, dans un poème où Hugo s’inspire de chansons de geste où de tels noms abondent.
Bien à vous,
Rémi Usseil
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RépondreSupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerJe continue à ma poser des questions mais cela a bien répondu pour la rédaction de français merci😀!Mais n'empêche je me pose encore quelque questions 🤔
RépondreSupprimerBonsoir,
RépondreSupprimerJe trouve vos explications très intéressantes et enrichissantes et vous remercie de ce partage. J'ai beaucoup aimé vous lire et relire ce poème que je n'avais pas lu depuis une dizaine d'années.
Cordialement,
Mme Etienne