Girart est le prénom de plusieurs personnages importants de la matière de France : Girart de Vienne, Girart de Fraite, Girart de Roussillon… Tous découlent probablement d’un même prototype historico-légendaire, ce qui démontre bien que les siècles peuvent introduire dans les traditions une certaine confusion. Ainsi de Girart de Roussillon, puissant baron personnage célèbre pour ses guerres contre le roi Charles : l’épopée ne parvient pas à décider de quel roi Charles il fut l’adversaire ! Jean Wauquelin, qui écrit au XVème siècle pour le duc de Bourgogne Philippe le Bon, en fait l’ennemi de Charles le Chauve. Mais dans la chanson de geste Renaut de Montauban, Girart est cité comme l’oncle de Renaut et le vassal rebelle de Charlemagne. C’est cependant la chanson de Girart de Roussillon du XIIème siècle qui révèle le mieux cette confusion, puisque après nous avoir répété pendant des milliers de vers que nous avions affaire à Charles Martel, le texte se ravise soudain et, d’une pirouette, nous déclare qu’il s’agit de Charles le Chauve :
« L’apostoiles parlet cum hom leiaus :
Enquer, reis, se tu vuelz, seras bien saus.
Carles Martels tes aives fest molt granz maus,
Et tu de ton juvent fus altretaus,
Per qu’Ogis non Martels. Cis nuns fu faus ;
Er deiz mais non aver Carles li Caus.
Or es ris de barons e d’amis claus ;
Or aime Deu e paz e pren repaus. » »
( La chanson de Girart de Roussillon. Traduction, présentation et notes par Micheline de Combarieu du Grès et Gérard Gouiran, Paris, Librairie générale française, 1993. )
Ainsi donc, affirme le pape (l’« apostoiles »), le roi fut surnommé Martel en raison d’une démesure semblable à celle de son aïeul, mais son véritable nom est Charles le Chauve. Explication peu convaincante, qui trahit surtout la main d’un deuxième poète contredisant le premier.
Quel que soit l’adversaire de Girart, le fond de sa légende reste inchangé : il s’agit d’une terrible guerre menée par ce duc de Bourgogne contre le roi de France, et l’on comprend donc aisément que Philippe le Bon se soit plu à voir en lui un modèle, et à commander une version de sa vie, richement illustrée, à certains de ces artistes dont il était le mécène fastueux : l'ouvrage de Jean Wauquelin est célèbre pour la qualité de ses enluminures. Ici, le mariage de Girart avec Berthe :
C’est d’ailleurs de ce mariage qui viendra tout le mal : pour Jean Wauquelin, ses enjeux politiques, et les terres qu’il permettra à Girart d’acquérir, susciteront la jalousie du roi. L’auteur de la Chanson donne une version plus romanesque : Berthe et sa sœur Elissent, filles de l’empereur de Constantinople, auraient été fiancées respectivement à Charles et à Girart, mais Charles, séduit par la beauté d’Elissent, aurait exigé l’échange des fiancées, au grand dam d’un Girart très épris de la sienne. Le duc aurait donc demandé en contrepartie l’indépendance de ses fiefs, ce qui aurait ensuite poussé le roi à les récupérer par la force.
Mais si je vous entretiens de Girart en ce jour si spécial, c’est parce qu’il est aussi le héros d’une sorte de conte de Noël, dans la tradition des exempla, récits moraux renfermant un enseignement. Je vais vous proposer ce récit et, cadeau de Noël, ce ne sera pas sous la forme d’une de ces citations du texte original dont j’ai ouï dire qu’elles n’étaient pas du goût de tous, mais sous celle d’une libre adaptation, par votre serviteur, qui a ses moments perdus, a réécrit pour le plaisir quelques passages de l’épopée de Girart. Vous y perdrez en exactitude ce que vous y gagnerez en facilité de lecture, mais comme toujours, je citerai mes sources.
De l’infidélité de Girart, et de son repentir.
Berthe fut pour Girart une épouse tendre, fidèle et dévouée, et comme elle l’avait promis à sa sœur, elle ne tarda guère à l’aimer vraiment, du fond de son cœur. Son amour n’était pas aussi passionné et ardent, sans doute, que celui qui s’était embrasé, au premier regard, entre Elissent et Girart. C’était un amour calme et doux, mais aussi patient, constant et tenace. Ses racines étaient profondes, et il ne vacilla jamais, même aux heures les plus sombres de leur vie commune : le duc trouva toujours en elle humilité, bon service, et gent soulas.
Et Girart, me demanderez-vous, sut-il aimer Berthe autant qu’elle l’aima ? Je regrette d’avoir à vous dire que dans un premier temps, il en fut incapable. Il la traita bien et tendrement, l’honora et l’entoura des plus grands égards, ainsi qu’il le devait, mais en son cœur, il n’y avait de place que pour Elissent. Or la duchesse ressemblait beaucoup à sa sœur, comme je vous l’ai déjà rapporté, et quand il l’étreignait, le duc ne serrait, j’en ai bien peur, que la semblance et le souvenir d’Elissent entre ses bras. Il ne cherchait en elle que ce que cherchait Tristan lorsque, séparé d’Iseult la Blonde, il épousa pour s’en consoler Iseult aux Blanches Mains, ce dont Thomas a écrit :
Pur ço que se dolt par Ysolt,
Par Isolt delivrer se volt ;
Toutefois, au bout d’un temps, Girart livra à son épouse une part de son cœur, après quoi il se mit à l’aimer de plus en plus au fil des ans, et je m’en vais vous narrer comment cela advint. Lors de la nuit de Noël qui suivit leur mariage, Girart étant couché auprès de Berthe, il fut soudain pris du désir de la chair, car c’était un homme robuste, dans toute la force de sa jeunesse, et de tempérament ardent. La luxure l’aiguillonna tant qu’il perdit toute considération pour la sainte nuit de la naissance de Notre Sauveur, et étreignit son épouse pour y trouver compagnie charnelle. Mais Berthe, qui n’avait aucune envie de se livrer à cette besogne en une telle nuit, se refusa du tout au tout à ses caresses. Alors le duc, incapable de résister au désir dont il était échauffé, lui dit avec colère :
-« Si vous ne voulez mie souffrir que je fasse de vous ma volonté, je m’en irai d’autre part l’assouvir, car il ne manque pas en ce château de servantes qui seraient bien heureuses de me tenir amoureuse compagnie ! »
L’entendant parler de la sorte, faut-il s’étonner si Berthe en fut piquée ? Et cependant, elle ne croyait pas vraiment qu’il ferait ce qu’il disait, mais pensait plutôt qu’il l’en menaçait pour arriver à ses fins auprès d’elle. Aussi lui répliqua-t-elle avec humeur :
-« J’en suis très contente, en nom Dieu ! Faites ce que bon vous semble, car pour ma part je n’ai cure d’accomplir l’œuvre de chair en cette sainte nuit. »
Sans dire un mot de plus, Girart se leva et partit, furieux. Ainsi, par la ruse de l’ennemi d’enfer, furent-ils l’un et l’autre coupables, mais l’un plus que l’autre. Car le duc, ainsi qu’il l’avait dit, alla trouver une des servantes de sa cour, qui ne le repoussa point, et s’abandonna laidement avec elle au péché de chair. Mais il faut croire que Notre Seigneur, qui peut tout pardonner, eut de lui miséricorde, comme bien il appert à ce qui s’ensuivit.
En effet, Girart n’avait pas quitté Berthe depuis longtemps, lorsque celle-ci entendit sonner les mâtines. La duchesse, qui ne savait que trop à quelle œuvre son époux s’adonnait, n’avait pu trouver le sommeil après cela. Avait-elle versé des larmes ? L’histoire ne le dit pas, et cependant je le croirais fort aisément, si ce n’était pas faire injure à cette grande âme emplie de sagesse, contre laquelle s’émoussaient les traits de Fortune. Mais oyant les cloches, la dame se leva prestement pour se rendre à l’église. Elle s’apprêta, et ordonna à ses dames et demoiselles de se lever, et de se préparer pour l’accompagner, comme il seyait à une personne de sa condition. Dès qu’elles furent vêtues, la duchesse fit allumer torches et cierges, quitta sa chambre et, sans s’ouvrir à personne de l’infidélité de son mari, pour lequel elle priait en silence au fond de son cœur, s’en vint au moutier, où elle entra moult dévotement. Prenant place dans l’oratoire qui lui était réservé, elle s’y agenouilla, et éleva vers Dieu des prières ardentes pour que, dans sa débonnaire clémence et sa grande pitié, il lui plût de garder son mari des lacs et des pièges de l’ennemi. Elle resta plongée dans ces oraisons jusqu’à ce que les mâtines fussent presque achevées.
Je crois bien que ces généreuses suppliques ne furent pas sans effets, car Dieu est un père tendre, qui ne reste pas sourd aux demandes pures et sincères qu’on lui adresse, non pour son profit, mais pour son prochain. Jugez plutôt : le duc Girart, qui était couché auprès de la méchinette, se leva peu après que Berthe fusse allé à l’église, et il fut soudain pris du désir de s’y rendre à son tour. Car le repentir venait de se glisser dans son âme, et il regrettait désormais son méfait, à tel point que, tremblant de remord, il se mit à pleurer amèrement. En son âme s’affrontaient deux puissances : Contrition le poussait à courir au moutier, pour se jeter au pied de Notre Seigneur et implorer son pardon, mais Désespoir lui susurrait qu’il se gardât de s’y présenter, car il n’en était point digne, entaché qu’il était de son péché. Toutefois, je pense que la grâce céleste vint à son secours, car il trouva finalement la hardiesse d’exécuter son dessein, et partit pour l’église, plein de crainte et de honte, non pas entouré de sa mesnie comme il seyait à un si noble prince, mais tout seul, à pied et tête nue.
Arrivé aux portes du moutier cependant, le duc s’arrêta, n’osant y pénétrer après avoir transgressé la loi de Dieu, et manqué à la foi qu’il avait promise à sa femme en l’épousant. Il se posta donc à l’angle extérieur de l’église, près d’un pilier, pour y écouter l’office, et il se tint là en oraisons, en proie à la plus vive angoisse jusqu’à ce qu’on eût dit et chanté les mâtines, et jusqu’au début de la première messe du jour, car en ce temps-là, on en célébrait trois pour la solennité de la nuit de Noël. Et il soupirait, versait forces larmes, battait sa coulpe, et criait merci à son Créateur.
Mais si le duc était en pleurs et en oraisons, il en allait de même pour Berthe, qui ne cessait d’implorer Notre Sauveur d’accorder à son époux miséricorde, et de lui donner la paix du cœur et celle du corps. Mais si l’esprit est ardent, la chair est faible, et alors que l’heure de la première messe de minuit approchait, la duchesse s’endormit, travaillée qu’elle était par le chagrin, la fatigue, et les larmes qu’elle avait versées. Et en son sommeil, elle fit un songe qui mérite bien d’être rapporté, et qui figure en la véridique histoire. Vous y croirez ou n’y croirez pas, peu me chaut, mais honni soit qui mal en pense !
Or donc, en ce songe, la noble dame vit venir à elle un jeune homme, moult beau et moult plaisant, nimbé de lumière et si resplendissant qu’onques en sa vie elle n’avait rien vu de si sublime. Son visage était empreint de gloire, de majesté céleste et de la sérénité de ceux qui ont contemplé Dieu, tandis que son corps rayonnait de puissance et de juvénile ardeur. Tout de blanc vêtu, il portait à la main une fleur de lys. Et cet auguste personnage lui dit :
-« Berthe, ma très chère et bonne amie, entends ce que te mande le saint Roi de Gloire, qui as vu tes pleurs, tes plaintes et ton chagrin : lève-toi bien vite et va dire à ton seigneur qui est là, hors des portes de l’église, qu’il soit rassuré et content et qu’il ne se tourmente pas davantage, mais qu’il retrouve confiance et entre en l’église pour ouïr le saint service et le sacrement divin, qui sont sur le point de commencer. Qu’il sache que Dieu a pris en gré sa repentance, ses sanglots, ses soupirs et ses pleurs, et que dès qu’il aura fait vraie confession auprès d’un prêtre, avec une contrition sincère, il sera absout et pardonné grâce à la pénitence qui lui sera donnée. Qu’il sache également que c’est à toi qu’il doit d’avoir reçu la grâce du repentir et d’être sorti de son péché, car Dieu a entendu tes prières, et c’est par leur vertu que la miséricorde est descendue sur ton époux. »
Dès que le saint ange eut prononcé ces mots, il s’évanouit dans l’air et remonta aux cieux, laissant la duchesse toute consolée, et si pleine de joie qu’elle se réveilla, ébahie et émerveillée de la vision qu’elle avait eue. Versant des larmes de bonheur, elle rendit grâces et louanges au doux Jésus de ce qu’il avait accompli pour elle et pour son mari. Puis elle se leva en hâte et courut rejoindre Girart, qu’elle trouva à genoux tout contrit et confus. Alors elle le prit par la main avec douceur, et lui dit de se relever, ce qu’il fit aussitôt pour l’honorer, et elle lui conta la vision qu’elle avait eue, et lui répéta tous les propos du messager céleste. Le duc en fut plus ému que les mots ne sauraient l’exprimer, et remercia Dieu de toute son âme. Puis les époux entrèrent ensemble à l’église, pour assister pieusement à l’office.
Plus jamais après ce jour le duc Girart ne commit d’infidélité envers la noble dame Berthe, et il échappa de la sorte au péché de luxure par lequel le diable croyait le perdre et s’emparer de son âme, aussi peut-on bien citer à son propos les paroles de l’apôtre : Salvabitur inquiens vir infidelis per mulierem fidelem, c’est à dire que l’homme déloyal sera sauvé par la loyale épouse. Certes, Girart en fut plein de gratitude envers Notre Seigneur, mais il n’oublia pas non plus la reconnaissance qu’il devait à sa femme et il se mit dès lors à l’aimer du fond du cœur. Quant à Berthe, elle lui pardonna tout-à-fait, et ne lui reprocha jamais sa conduite. Ils furent par la suite le couple le plus uni qui se pût voir.
(Adaptation libre d’après : Jean Wauquelin, Cronicques des faiz de feurent monseignr Girart de Rossillon, a son uiuant duc de Bourgoingne, et de dame Berthe sa femme fille du conte de Sans que Martin Besancon fist escpze, en l'an MCCCCLXIX, publiées pour la première fois d'après le manuscrit de l'Hôtel-Dieu de Beaune, augmentées de variantes des autres versions, enrichies de fac-simile et précédées d'une introduction par L. de Montille, Paris, Champion, 1880)
On retrouve ici un thème que nous avons déjà vu au sujet du péché de Charlemagne : celui de l’infinie capacité de Dieu à pardonner, qui le pousse, ici grâce aux prières de Berthe, à faire le premier pas vers un pécheur que le remord paralyse.
Et pour finir, joyeux Noël !