dimanche 25 décembre 2011

L'étrange Noël du duc Girart

Girart est le prénom de plusieurs personnages importants de la matière de France : Girart de Vienne, Girart de Fraite, Girart de Roussillon… Tous découlent probablement d’un même prototype historico-légendaire, ce qui démontre bien que les siècles peuvent introduire dans les traditions une certaine confusion. Ainsi de Girart de Roussillon, puissant baron personnage célèbre pour ses guerres contre le roi Charles : l’épopée ne parvient pas à décider de quel roi Charles il fut l’adversaire ! Jean Wauquelin, qui écrit au XVème siècle pour le duc de Bourgogne Philippe le Bon, en fait l’ennemi de Charles le Chauve. Mais dans la chanson de geste Renaut de Montauban, Girart est cité comme l’oncle de Renaut et le vassal rebelle de Charlemagne. C’est cependant la chanson de Girart de Roussillon du XIIème siècle qui révèle le mieux cette confusion, puisque après nous avoir répété pendant des milliers de vers que nous avions affaire à Charles Martel, le texte se ravise soudain et, d’une pirouette, nous déclare qu’il s’agit de Charles le Chauve :

« L’apostoiles parlet cum hom leiaus :
Enquer, reis, se tu vuelz, seras bien saus.
Carles Martels tes aives fest molt granz maus,
Et tu de ton juvent fus altretaus,
Per qu’Ogis non Martels. Cis nuns fu faus ;
Er deiz mais non aver Carles li Caus.
Or es ris de barons e d’amis claus ;
Or aime Deu e paz e pren repaus. » »

( La chanson de Girart de Roussillon. Traduction, présentation et notes par Micheline de Combarieu du Grès et Gérard Gouiran, Paris, Librairie générale française, 1993. )

Ainsi donc, affirme le pape (l’« apostoiles »), le roi fut surnommé Martel en raison d’une démesure semblable à celle de son aïeul, mais son véritable nom est Charles le Chauve. Explication peu convaincante, qui trahit surtout la main d’un deuxième poète contredisant le premier.

Quel que soit l’adversaire de Girart, le fond de sa légende reste inchangé : il s’agit d’une terrible guerre menée par ce duc de Bourgogne contre le roi de France, et l’on comprend donc aisément que Philippe le Bon se soit plu à voir en lui un modèle, et à commander une version de sa vie, richement illustrée, à certains de ces artistes dont il était le mécène fastueux : l'ouvrage de Jean Wauquelin est célèbre pour la qualité de ses enluminures. Ici, le mariage de Girart avec Berthe :


C’est d’ailleurs de ce mariage qui viendra tout le mal : pour Jean Wauquelin, ses enjeux politiques, et les terres qu’il permettra à Girart d’acquérir, susciteront la jalousie du roi. L’auteur de la Chanson donne une version plus romanesque : Berthe et sa sœur Elissent, filles de l’empereur de Constantinople, auraient été fiancées respectivement à Charles et à Girart, mais Charles, séduit par la beauté d’Elissent, aurait exigé l’échange des fiancées, au grand dam d’un Girart très épris de la sienne. Le duc aurait donc demandé en contrepartie l’indépendance de ses fiefs, ce qui aurait ensuite poussé le roi à les récupérer par la force.

Mais si je vous entretiens de Girart en ce jour si spécial, c’est parce qu’il est aussi le héros d’une sorte de conte de Noël, dans la tradition des exempla, récits moraux renfermant un enseignement. Je vais vous proposer ce récit et, cadeau de Noël, ce ne sera pas sous la forme d’une de ces citations du texte original dont j’ai ouï dire qu’elles n’étaient pas du goût de tous, mais sous celle d’une libre adaptation, par votre serviteur, qui a ses moments perdus, a réécrit pour le plaisir quelques passages de l’épopée de Girart. Vous y perdrez en exactitude ce que vous y gagnerez en facilité de lecture, mais comme toujours, je citerai mes sources.

De l’infidélité de Girart, et de son repentir.

Berthe fut pour Girart une épouse tendre, fidèle et dévouée, et comme elle l’avait promis à sa sœur, elle ne tarda guère à l’aimer vraiment, du fond de son cœur. Son amour n’était pas aussi passionné et ardent, sans doute, que celui qui s’était embrasé, au premier regard, entre Elissent et Girart. C’était un amour calme et doux, mais aussi patient, constant et tenace. Ses racines étaient profondes, et il ne vacilla jamais, même aux heures les plus sombres de leur vie commune : le duc trouva toujours en elle humilité, bon service, et gent soulas.
Et Girart, me demanderez-vous, sut-il aimer Berthe autant qu’elle l’aima ? Je regrette d’avoir à vous dire que dans un premier temps, il en fut incapable. Il la traita bien et tendrement, l’honora et l’entoura des plus grands égards, ainsi qu’il le devait, mais en son cœur, il n’y avait de place que pour Elissent. Or la duchesse ressemblait beaucoup à sa sœur, comme je vous l’ai déjà rapporté, et quand il l’étreignait, le duc ne serrait, j’en ai bien peur, que la semblance et le souvenir d’Elissent entre ses bras. Il ne cherchait en elle que ce que cherchait Tristan lorsque, séparé d’Iseult la Blonde, il épousa pour s’en consoler Iseult aux Blanches Mains, ce dont Thomas a écrit :

Pur ço que se dolt par Ysolt,
Par Isolt delivrer se volt ;

            Toutefois, au bout d’un temps, Girart livra à son épouse une part de son cœur, après quoi il se mit à l’aimer de plus en plus au fil des ans, et je m’en vais vous narrer comment cela advint. Lors de la nuit de Noël qui suivit leur mariage, Girart étant couché auprès de Berthe, il fut soudain pris du désir de la chair, car c’était un homme robuste, dans toute la force de sa jeunesse, et de tempérament ardent. La luxure l’aiguillonna tant qu’il perdit toute considération pour la sainte nuit de la naissance de Notre Sauveur, et étreignit son épouse pour y trouver compagnie charnelle. Mais Berthe, qui n’avait aucune envie de se livrer à cette besogne en une telle nuit, se refusa du tout au tout à ses caresses. Alors le duc, incapable de résister au désir dont il était échauffé, lui dit avec colère :
            -« Si vous ne voulez mie souffrir que je fasse de vous ma volonté, je m’en irai d’autre part l’assouvir, car il ne manque pas en ce château de servantes qui seraient bien heureuses de me tenir amoureuse compagnie ! »
            L’entendant parler de la sorte, faut-il s’étonner si Berthe en fut piquée ? Et cependant, elle ne croyait pas vraiment qu’il ferait ce qu’il disait, mais pensait plutôt qu’il l’en menaçait pour arriver à ses fins auprès d’elle. Aussi lui répliqua-t-elle avec humeur :
            -« J’en suis très contente, en nom Dieu ! Faites ce que bon vous semble, car pour ma part je n’ai cure d’accomplir l’œuvre de chair en cette sainte nuit. »
            Sans dire un mot de plus, Girart se leva et partit, furieux. Ainsi, par la ruse de l’ennemi d’enfer, furent-ils l’un et l’autre coupables, mais l’un plus que l’autre. Car le duc, ainsi qu’il l’avait dit, alla trouver une des servantes de sa cour, qui ne le repoussa point, et s’abandonna laidement avec elle au péché de chair. Mais il faut croire que Notre Seigneur, qui peut tout pardonner, eut de lui miséricorde, comme bien il appert à ce qui s’ensuivit.
            En effet, Girart n’avait pas quitté Berthe depuis longtemps, lorsque celle-ci entendit sonner les mâtines. La duchesse, qui ne savait que trop à quelle œuvre son époux s’adonnait, n’avait pu trouver le sommeil après cela. Avait-elle versé des larmes ? L’histoire ne le dit pas, et cependant je le croirais fort aisément, si ce n’était pas faire injure à cette grande âme emplie de sagesse, contre laquelle s’émoussaient les traits de Fortune. Mais oyant les cloches, la dame se leva prestement pour se rendre à l’église. Elle s’apprêta, et ordonna à ses dames et demoiselles de se lever, et de se préparer pour l’accompagner, comme il seyait à une personne de sa condition. Dès qu’elles furent vêtues, la duchesse fit allumer torches et cierges, quitta sa chambre et, sans s’ouvrir à personne de l’infidélité de son mari, pour lequel elle priait en silence au fond de son cœur, s’en vint au moutier, où elle entra moult dévotement. Prenant place dans l’oratoire qui lui était réservé, elle s’y agenouilla, et éleva vers Dieu des prières ardentes pour que, dans sa débonnaire clémence et sa grande pitié, il lui plût de garder son mari des lacs et des pièges de l’ennemi. Elle resta plongée dans ces oraisons jusqu’à ce que les mâtines fussent presque achevées.
            Je crois bien que ces généreuses suppliques ne furent pas sans effets, car Dieu est un père tendre, qui ne reste pas sourd aux demandes pures et sincères qu’on lui adresse, non pour son profit, mais pour son prochain. Jugez plutôt : le duc Girart, qui était couché auprès de la méchinette, se leva peu après que Berthe fusse allé à l’église, et il fut soudain pris du désir de s’y rendre à son tour. Car le repentir venait de se glisser dans son âme, et il regrettait désormais son méfait, à tel point que, tremblant de remord, il se mit à pleurer amèrement. En son âme s’affrontaient deux puissances : Contrition le poussait à courir au moutier, pour se jeter au pied de Notre Seigneur et implorer son pardon, mais Désespoir lui susurrait qu’il se gardât de s’y présenter, car il n’en était point digne, entaché qu’il était de son péché. Toutefois, je pense que la grâce céleste vint à son secours, car il trouva finalement la hardiesse d’exécuter son dessein, et partit pour l’église, plein de crainte et de honte, non pas entouré de sa mesnie comme il seyait à un si noble prince, mais tout seul, à pied et tête nue.
            Arrivé aux portes du moutier cependant, le duc s’arrêta, n’osant y pénétrer après avoir transgressé la loi de Dieu, et manqué à la foi qu’il avait promise à sa femme en l’épousant. Il se posta donc à l’angle extérieur de l’église, près d’un pilier, pour y écouter l’office, et il se tint là en oraisons, en proie à la plus vive angoisse jusqu’à ce qu’on eût dit et chanté les mâtines, et jusqu’au début de la première messe du jour, car en ce temps-là, on en célébrait trois pour la solennité de la nuit de Noël. Et il soupirait, versait forces larmes, battait sa coulpe, et criait merci à son Créateur.
            Mais si le duc était en pleurs et en oraisons, il en allait de même pour Berthe, qui ne cessait d’implorer Notre Sauveur d’accorder à son époux miséricorde, et de lui donner la paix du cœur et celle du corps. Mais si l’esprit est ardent, la chair est faible, et alors que l’heure de la première messe de minuit approchait, la duchesse s’endormit, travaillée qu’elle était par le chagrin, la fatigue, et les larmes qu’elle avait versées. Et en son sommeil, elle fit un songe qui mérite bien d’être rapporté, et qui figure en la véridique histoire. Vous y croirez ou n’y croirez pas, peu me chaut, mais honni soit qui mal en pense !
            Or donc, en ce songe, la noble dame vit venir à elle un jeune homme, moult beau et moult plaisant, nimbé de lumière et si resplendissant qu’onques en sa vie elle n’avait rien vu de si sublime. Son visage était empreint de gloire, de majesté céleste et de la sérénité de ceux qui ont contemplé Dieu, tandis que son corps rayonnait de puissance et de juvénile ardeur. Tout de blanc vêtu, il portait à la main une fleur de lys. Et cet auguste personnage lui dit :
            -« Berthe, ma très chère et bonne amie, entends ce que te mande le saint Roi de Gloire, qui as vu tes pleurs, tes plaintes et ton chagrin : lève-toi bien vite et va dire à ton seigneur qui est là, hors des portes de l’église, qu’il soit rassuré et content et qu’il ne se tourmente pas davantage, mais qu’il retrouve confiance et entre en l’église pour ouïr le saint service et le sacrement divin, qui sont sur le point de commencer. Qu’il sache que Dieu a pris en gré sa repentance, ses sanglots, ses soupirs et ses pleurs, et que dès qu’il aura fait vraie confession auprès d’un prêtre, avec une contrition sincère, il sera absout et pardonné grâce à la pénitence qui lui sera donnée. Qu’il sache également que c’est à toi qu’il doit d’avoir reçu la grâce du repentir et d’être sorti de son péché, car Dieu a entendu tes prières, et c’est par leur vertu que la miséricorde est descendue sur ton époux. »
            Dès que le saint ange eut prononcé ces mots, il s’évanouit dans l’air et remonta aux cieux, laissant la duchesse toute consolée, et si pleine de joie qu’elle se réveilla, ébahie et émerveillée de la vision qu’elle avait eue. Versant des larmes de bonheur, elle rendit grâces et louanges au doux Jésus de ce qu’il avait accompli pour elle et pour son mari. Puis elle se leva en hâte et courut rejoindre Girart, qu’elle trouva à genoux tout contrit et confus. Alors elle le prit par la main avec douceur, et lui dit de se relever, ce qu’il fit aussitôt pour l’honorer, et elle lui conta la vision qu’elle avait eue, et lui répéta tous les propos du messager céleste. Le duc en fut plus ému que les mots ne sauraient l’exprimer, et remercia Dieu de toute son âme. Puis les époux entrèrent ensemble à l’église, pour assister pieusement à l’office.
            Plus jamais après ce jour le duc Girart ne commit d’infidélité envers la noble dame Berthe, et il échappa de la sorte au péché de luxure par lequel le diable croyait le perdre et s’emparer de son âme, aussi peut-on bien citer à son propos les paroles de l’apôtre : Salvabitur inquiens vir infidelis per mulierem fidelem, c’est à dire que l’homme déloyal sera sauvé par la loyale épouse. Certes, Girart en fut plein de gratitude envers Notre Seigneur, mais il n’oublia pas non plus la reconnaissance qu’il devait à sa femme et il se mit dès lors à l’aimer du fond du cœur. Quant à Berthe, elle lui pardonna tout-à-fait, et ne lui reprocha jamais sa conduite. Ils furent par la suite le couple le plus uni qui se pût voir.

(Adaptation libre d’après : Jean Wauquelin, Cronicques des faiz de feurent monseignr Girart de Rossillon, a son uiuant duc de Bourgoingne, et de dame Berthe sa femme fille du conte de Sans que Martin Besancon fist escpze, en l'an MCCCCLXIX, publiées pour la première fois d'après le manuscrit de l'Hôtel-Dieu de Beaune, augmentées de variantes des autres versions, enrichies de fac-simile et précédées d'une introduction par L. de Montille, Paris, Champion, 1880)

On retrouve ici un thème que nous avons déjà vu au sujet du péché de Charlemagne : celui de l’infinie capacité de Dieu à pardonner, qui le pousse, ici grâce aux prières de Berthe, à faire le premier pas vers un pécheur que le remord paralyse.

Et pour finir, joyeux Noël !




mercredi 21 décembre 2011

Promenade rolandienne en Dauphiné (2/2) : la Tour sans Venin

Poursuivant notre promenade dauphinoise, il nous faut monter le long de la route à flanc de montagne qui serpente au-dessus de la commune de Seyssinet. Elle finira par nous conduire auprès des derniers vestiges d’une fortification médiévale : la Tour sans Venin. Il s’agit d’une des sept merveilles du Dauphiné, et si ses pierres ne sont pas sans une certaine beauté poétique, force nous est d’admettre que nous sommes loin des jardins suspendus de Babylone :


Pourquoi ce nom étrange, me demanderez-vous ? On ne sait trop. D’aucuns supposent que la tour a pu porter jadis le nom de Saint-Vérin, c’est-à-dire San-Vérin en patois dauphinois : à partir de là, on n’aurait guère eu de mal à arriver au nom de Tour sans Venin.

Que cette version soit ou non la bonne, l’imagination populaire n’allait pas laisser passer une si belle occasion de proposer une explication de son cru : elle a donc doté le site de la mystérieuse propriété de repousser les serpents, et de rendre leur venin inopérant. Elle a également associé à la tour quelques légendes locales, dont certaines concernent le personnage de Roland. Laissons Eric Tasset, spécialiste des châteaux dauphinois, nous narrer l’une d’entre elles :

« A l’annonce de l’arrivée d’une armée franque dans les Alpes, les sarrasins se retranchèrent dans les villes et châteaux qui étaient tombés entre leurs mains quelques décennies plus tôt. Roland, qui dirigeait cette armée, choisit de commencer par libérer l’ancienne ville allobroge de Grenoble. Mais les vieilles murailles romaines de la ville, hérissées de tours à intervalles réguliers, n’avaient pas trop souffert des précédents sièges, et les occupants musulmans n’eurent aucun mal à repousser les premiers assauts francs.
            Le neveu de Charlemagne savait que le siège serait long et certainement fort coûteux en vies humaines. Soucieux du confort de ses soldats, il commença par édifier un vaste camp de toile entouré d’une solide palissade, dans les prairies au sud de Grenoble. Puis il fit garder jour et nuit les portes de la ville assiégée, afin d’interdire à quiconque d’entrer et de sortir, pour affamer au plus vite la garnison adverse et hâter leur capitulation.
            Malheureusement, les semaines passèrent sans que le moral des défenseurs ne semblât le moins du monde affecté par la situation. Au contraire, les sarrasins raillaient fréquemment les soldats francs qui effectuaient leur tour de garde à l’entrée de la ville, et leur jetaient de la nourriture depuis le sommet des murailles, comme ils l’auraient fait pour nourrir des cochons sauvages. Roland commençait à s’inquiéter du découragement qui gagnait ses soldats, lorsqu’une douloureuse mésaventure lui donna enfin les clefs de la victoire.
            C’était la septième semaine de siège et le neveu de Charlemagne venait d’arriver dans le village de Seyssins, au bord de la rivière Dragon, où il comptait se procurer du ravitaillement. En descendant de cheval, il posa malencontreusement le pied sur une énorme vipère qui le mordit cruellement au mollet. Le comte franc la coupa en deux d’un coup de son épée Durendal, avant de s’effondrer, terrassé par la douleur. Il perdit connaissance et commença à délirer, en proie à une fièvre foudroyante. Ses soldats, impuissants, le considéraient déjà comme mort, lorsqu’une vieille femme leur indiqua le moyen de le sauver : il fallait l’emmener sur une colline des environs, dominée par les ruines d’une ancienne forteresse romaine. La terre de l’endroit possédait la curieuse propriété de faire fuir les bêtes venimeuses et de soigner les morsures provoquées par ces créatures. Le problème, c’est que l’endroit était tenu par les sarrasins, qui logeaient dans une grotte voisine. […]

            Les chevaliers francs remercièrent la villageoise puis galopèrent sans perdre un instant en direction de la colline, qui demeurait leur dernier espoir. Les sarrasins les virent arriver et les criblèrent de flèches, mais sans parvenir à briser l’élan des cavaliers. Les Francs tirèrent leurs épées et tombèrent comme la foudre au milieu des mécréants, dont ils firent un grand massacre. Bientôt, il ne resta plus un sarrasin en vie et les chevaliers descendirent Roland du cheval sur lequel ils l’avaient solidement attaché. Le comte agonisait, chacun de ses souffles paraissant bien être le dernier. Ils le portèrent au sommet de la colline et, en arrivant au milieu des vestiges romains, assistèrent au plus incroyable des prodiges : le venin, qui avait contaminé tout le corps de Roland, ressortait de lui-même par les deux incisions de son mollet. Le poison, mélangé aux humeurs et au sang, gouttait dans l’herbe où il se vaporisait en nuages grésillants, comme si la terre avait été le vin d’une marmite chauffée à blanc. Pourtant, en y posant la main, on constatait que le sol n’était pas plus chaud qu’ailleurs. La vieille paysanne n’avait pas menti, un enchantement opérait sur cette étrange colline. Et il venait de sauver la vie du neveu de Charlemagne, qui rouvrait déjà les yeux. Un peu de rose était revenu à ses joues et il respirait plus librement. On lui explique ce qu’il faisait ici et soudain, le puissant guerrier éclata d’un rire tonitruant. Ses chevaliers se regardèrent avec inquiétude. Ce venin aurait-il affecté sa raison ? Mais non, Roland les rassura en leur expliquant qu’il venait, en les écoutant, d’imaginer le stratagème qui allait leur permettre de prendre la ville de Grenoble sans coup férir ! Ses soldats l’écoutèrent exposer son plan de bataille et chacun se chargea ensuite d’organiser les préparatifs, gagnés par l’exaltation de leur chef.
            Le lendemain, l’attaque commença aux premières clartés de l’aube. Une demi-douzaine d’hommes projetèrent à l’aide de frondes des sacs en toile par-dessus les murs de la ville, tout autour de la porte Jovia (au niveau de la future place Grenette). Les sacs, en tombant au sommet des remparts, s’ouvrirent et libérèrent les centaines de vipères que les soldats francs associés aux villageois des environs avaient capturées la veille. Les sentinelles ennemies, terrorisées par cette pluie de serpents, s’empressèrent de déserter les murailles qu’elles laissèrent sans protection. Les Francs se ruèrent aussitôt sur la porte et tandis que certains dressaient des échelles contre le mur d’enceinte, d’autres grimpaient et envahissaient le rempart. Les serpents se détournaient d’eux en sifflant de frayeur, car les assaillants avaient pris la précaution de remplir leurs bottes de terre prélevée sur la colline du fort romain. Les nouveaux venus s’empressèrent d’ouvrir en grand les lourds battants de la porte Jovia et la chevalerie franque, avec à sa tête le preux Roland, s’engouffra dans Grenoble, épée au clair.
            C’est ainsi que le comte Roland libéra la première cité alpine.
            Sa première décision, en tant que prince de la ville de Grenoble, fut d’ordonner l’érection d’une haute tour à la place des ruines romaines où il avait eu la vie sauve, destinée à surveiller la vallée et à prévenir une nouvelle incursion des sarrasins. Et bien entendu, il appela son nouveau donjon… la Tour sans Venin ! » 

(Les plus belles légendes de l’histoire du Dauphiné, Eric Tasset, Editions de Belledonne, 2000)

Ainsi s’achève notre périple dauphinois. En admirant les vestiges de cette tour dont la légende attribue la construction au plus fameux héros de notre épopée, le promeneur pourra méditer sur les graves et sages paroles de Samuel Johnson dans son Voyage dans les Hébrides : « C’est un sort peu enviable que celui de l’homme dont le patriotisme ne se fortifie pas dans la plaine de Marathon ou dont la piété ne s’enflamme pas parmi les ruines de Ion. »

mercredi 14 décembre 2011

Promenade rolandienne en Dauphiné (1/2) : la légende des Trois Pucelles

Aujourd’hui, c’est à une promenade presque bucolique que je vous convie, en mon Dauphiné natal. Non que nous nous éloignions de la Matière de France, bien au contraire. Car il convient de savoir que l’épopée carolingienne, qui a connu un succès phénoménal à travers les contrées de langue d’oïl et d’oc et même bien au-delà, a donné naissance, en de multiples endroits, à des légendes, des traditions populaires et des contes étiologiques expliquant les particularités du paysage. Certains de ces récits ont eu la chance de croiser la route d’auteurs de talent, et sont parvenus jusqu’à nous sous la forme de poèmes grandioses. D’autres ne se laissent deviner que par des toponymes, tels que les nombreux « pas de Roland » que l’on peut découvrir en notre beau pays, les récits associés à ces noms pouvant être oubliés. Nous ne saurons bien sûr jamais combien de ces histoires se sont tout simplement perdues, périssant avec le dernier vieillard qui en gardait souvenance. Mais un certain nombre de ces légendes auront eu la chance, avant la mort de la tradition orale, d’être recueillies et couchées par écrit, par l’un ou l’autre des folkloristes et collecteurs qui ont parcouru les campagnes afin de préserver de tels souvenirs.

C’est à la découverte de quelques-unes de ces légendes que je vais vous entraîner, en vous conduisant aux sites auxquels ils se rattachent. Tout d’abord, tournons notre regard vers le Moucherotte qui, au sud de Grenoble, domine fièrement l’agglomération. Au pied de ce chaînon altier, nous distinguons un groupe de rochers aux formes remarquables. Il s’agit des Trois Pucelles qui, comme les trois mousquetaires, sont quatre : l’un de ces rochers, étant moins visible que les autres qui le dissimulent, s’est vu omis du compte.



Ecoutons donc Paul Berret nous relater à sa manière l’histoire de ces augustes pierres :

« Toutes quatre étaient les filles du Sire de Naves, suzerain du plateau de Saint-Nizier et de tout le versant du Vercors qui regarde Grenoble.
            Quand on est, comme était le Sire de Naves, un seigneur puissant, campé dans un château-fort inaccessible et habitué à voir plier toutes les volontés devant la sienne, on croit difficilement à la défaite et à l’invasion. Cependant un jour arriva où, avec leurs turbans ornés d’escarboucles, leurs casques damasquinés et leurs cimeterres à poignées d’or, les chefs arabes éperonnèrent leurs chevaux noirs jusque dans la vallée du Grésivaudan.
            Je ne sais si la réputation de vaillance du Sire de Naves les intimida, mais l’on conte qu’ils tentèrent d’entrer en pourparlers avec lui et lui firent des offres magnifiques pour obtenir son aide : le Sire de Naves renvoya dédaigneusement les émissaires.
            Les musulmans, offensés, jurèrent de se venger. Dans une escalade furieuse, ils montèrent jusqu’au château-fort ; ils envahirent les fossés, brisèrent la herse fermée et se croyaient déjà maîtres de la place quand le pont-levis s’abaissa : le sire de Naves, à la tête de ses valets, fit une si vigoureuse sortie que les assaillants taillés en pièces reculèrent en débandade.
            Cependant, profitant du pont-levis abaissé, quelques-uns avaient osé pénétrer dans le château, s’étaient emparés des quatre filles du sieur de Naves et, à la faveur du tumulte et du désordre de la bataille, s’étaient enfuis avec leur proie.
            L’émir tenait sa vengeance.
            La colère et le désespoir du Sire de Naves ne connurent point de bornes : il restait impuissant et prisonnier dans son château cerné. Les païens étaient maîtres de Grenoble, de la plaine et de la montagne.
            Or voici qu’un matin retentit dans la vallée le son du cor de Roland et qu’on vit s’avancer les bannières déployées de ses hommes d’armes. Devant Roland les païens épouvantés s’éparpillèrent et disparurent comme un nuage de sauterelles en Tripolitaine.
            Le sire de Naves alla se jeter au pied du neveu de Charlemagne et lui conta l’abominable rapt.
            « Bien, dit Roland ; vive Dieu ! les mécréants le paieront cher ».
            Puis, tirant Durandal au clair et donnant de l’éperon à sa jument Babiéca, il se lança à la poursuite des Sarrazins…
            Il ramena les quatre pucelles ; les trois aînées chevauchant à ses côtés sur des haquenées blanches, et l’autre, frêle enfant de seize ans, devant lui, sur sa selle.
            Et il advint que toutes quatre aimèrent d’un inexorable amour Roland leur sauveur.
            Celle que Roland avait ramenée sur Babiéca se crut aimée et en fit l’aveu à son père, et le Sire de Naves l’offrit pour épouse à Roland.
            « A Dieu ne plaise, répondit le preux, qu’il soit dit en France que j’ai trahi l’amour de ma mie, la belle Aude ! »
            … Et piquant des deux, Roland disparut le lond des rives d’Isère où l’on n’entendit plus que dans le lointain et pour une dernière fois, le son du cor qui se mourait comme une plainte d’adieu.
            … Et les quatre pucelles pleurèrent des larmes intarissables ; elles pleurèrent des jours, des nuits, des semaines, des mois, des années ; elles languirent, elles dépérirent et quelques jours après la mort du Sire de Naves, on ne les retrouva plus.
            Mais, sous la clarté lunaire, dans la nuit sombre on aperçut se dresser, sur la montagne, au-dessus du plateau de Saint-Nizier, trois formes voilées, trois fantômes de pierre, trois mortes d’amour qui prisonnières dans le roc pleurent éternellement sous le firmament le secret de leur martyre, cependant que cachées par elles, la plus jeune se dérobe aux yeux dans son intime et discrète désespérance.
            Songez qu’elle fut, cette ardente et timide adolescente, prise dans les bras de Roland, qu’elle fut emportée sur sa selle, et qu’elle entendit près du sien, battre le cœur du chevalier. Son cœur virginal s’était ouvert à l’amour ingénument et dans un immense espoir de bonheur.
            Peut-être entra-t-il dans l’âme de ses sœurs beaucoup d’orgueil blessé par l’ambition déçue. Celle-là du moins garde pieusement un souvenir sacré et c’est la raison pour laquelle elle se dérobe aux yeux, afin de mieux rêver, dans sa pudeur de vierge, à la douceur d’un geste qu’elle prit pour une caresse d’amour. »

(Sous le signe des Dauphins, contes et légendes du Dauphiné, Paul Berret, Editions des régionalismes, 2008-2010. (Réédition d’un recueil initialement paru en 1937))

jeudi 8 décembre 2011

Le credo épique

En ce 8 décembre, fête mariale s’il en est, un billet de circonstance s’imposait : la Vierge Marie est un personnage bien trop important, dans la culture et la littérature médiévale, pour ne pas vous en dire un mot. Encore fallait-il trouver un sujet en rapport à la fois avec Marie et avec les thèmes de ce blog. A vrai dire, ce ne fut pas bien difficile : je vais vous proposer la lecture d’un exemple rare de credo épique marial.

Mais tout d’abord, me demanderez-vous, qu’est-ce que le « credo épique » ? Il s’agit d’un motif littéraire, également appelé « prière du plus grand péril », extrêmement fréquent dans nos chansons de gestes, dans lequel un personnage, généralement un chevalier chrétien en péril, invoque l’aide de Dieu, selon une structure nettement codifiée : après une apostrophe à la divinité, le personnage énumère un certain nombre des faits accomplis par Dieu. Cette énumération est variable, le poète étant libre de placer dans la bouche de son héros, l’évocation d’épisodes le touchant particulièrement ou se rapportant particulièrement bien à la situation, empruntés à l’Ancien comme au Nouveau Testament, voire à des légendes apocryphes : ainsi le miracle de Longin, retrouvant la vue après avoir porté à ses yeux le sang du Christ, coulant sur le bois de sa lance, est-il souvent mentionné. Au terme de ce rappel des prodiges du Seigneur, le personnage enchaîne par une formule imposée, acte de foi en raison duquel on parle de credo épique, « si com c’est voirs » ou « si com j’i crois » (aussi vrai que cela est vrai, aussi vrai que je crois en cela) et termine par sa requête, exposant ce qu’il attend de Dieu : en somme, il s’agit, après avoir exalté l’omnipotence divine, de demander à Dieu de se montrer à la hauteur de ses exploits passés, en protégeant son serviteur.

La Prise d’Orange nous en fournit un bel exemple. Nous y retrouvons le vaillant Guillaume, héros de nombreuses chansons : ce dernier s’est introduit, sous un déguisement, dans la ville d’Orange tenue par les Sarrasins. L’émir Aragon, ne l’ayant pas reconnu, lui fait part du vif désir qu’il aurait de le faire périr, et Guillaume, comprenant qu’il se trouve dans un terrible danger, en appelle à Dieu :

« Glorïeus Sire, qui formas tote gent
Et de la Virge fus nez en Belleant
Quant li troi roi vos aloient querant
Et en la croiz vos penerent tirant,
Et de la lance fus feruz enz el flanc
-Ce fist Longis qui estoit non veant,
Que sanc et eve l’en vint as poinz corant,
Tert a ses eulz, si ot alumement-
Si com c’est voirs que ge vois devisant,
Gardez noz cors de mort et de torment,
Ne nos ocïent Sarrazin et Persant. »

(La prise d'Orange, chanson de geste (fin XIIe-début XIIIe siècle). Édition bilingue. Texte établi, traduction, présentation et notes par Claude Lachet, Paris, Champion (Champion Classiques. Moyen Âge, 31), 2010)

Dans les chansons de geste anciennes, la prière du plus grand péril est toujours adressée à Dieu en personne, mais dans les textes plus tardifs, on commence à la voir dirigée vers la Sainte Vierge. L’extrait que je vais maintenant vous proposer en donne un exemple intéressant : l’oraison commence par l’invocation traditionnelle à Dieu, mais finit par se transformer en prière à la Vierge. Il n’est pas sans intérêt de souligner que la locutrice de cette prière est une femme : il s’agit de la princesse Hélène de Constantinople qui, ayant fui, telle Peau d’Âne, la demeure d’un père aux intentions incestueuses, est tombée, après avoir pris la mer, aux mains de pirates sarrasins. Comme le chef de ces pirates veut la violer, elle en appelle à la protection céleste :

« Adont se va Elaine a deux genous getter,
Et encontre le chiel a prins a regarder ;
La prent une orison le belle a regarder ;
En disant : « Sires, Peres, qu’Adam vosis former,
Et Eve, se moullier de se coste jeter,
Puis leur vausis, biau sire, otroier et donner
Ton paradis terrestre orent a gouvrener,
Mes un tout seul pommier leur vausis deveer ;
Li Anemis d’infer en vault Eve tempter,
Tant qu’elle fist Adam de che fruit avaler.
Lors, pour che fruit mengier, les couvint definer,
Et perdre leur richesse et prendre a labourer,
Et aprés leur defin dedens infer aller ;
Et yaux et leur lignies avoies fait dampner :
.LII.c. ans laissas infer peupler,
De le lignie Adam dïable possesser.
Adont vaux de pité en amour concorder
Tant que feïs cha jus une vierge creer,
Purë et saintefie, et sy noble estorer,
Qu’o chief de .XIII. ans ot elle a gouvrener
Ton corps et te poissanche, et feïs saluer
Par l’angle Gabriel qui ly dist sans cesser :
« Ave, dame degrache ou il n’a qu’amender,
En toy descendera chieux qui fist chiel et mer. »
Vierge, quant oïs l’angle telle raison conter,
Douchement respondis, con sage sans amer :
« Anchelle suy a Dieu, se poeult sans commander
De moy faire tout che qui le poeut agreer,
Et je voeul consentirche qu’il voeult acorder. »
Vierge, digne plaisans, en che digne parler,
Te vault Sains Esperis par grace esluminer,
Et vault dedens tes flans le saint temple fonder,
La ou ly fieux de Dieu vault .IX. mois reposer ;
Char et sanc prist en toy, sans nature apeler.
De che se poeult nature bien subgite clamer,
Quant sans luy pot en toy uns vrais hons figurer.
Vrais hons, vrais Dieux, vrais fieux vault en ton corps regner
.IX. mois, puis en vausis sans haire delivrer,
Mais puis en os grant grief et grant mal a porter,
Quant ten doux fieux roial veïs en crois pener,
Et de trois claus les puins et les piés clauer ;
La ly veïs le chief d’espines couronner,
Et de puans aysil le veïs abruver,
D’une lanche veïs le sien coté fraper,
Sicques de luy couvint l’iaue et le sang couler,
Dont li pierre fendi, terre prist a croler.
Ly oiseil en laissierent a chel heure a voler,
Et le temps qui fu biaux en print a decliner.
Vierge, la te couvint tant de maulx endurer
C’uns sains en se legende le nous tesmongne o cler,
Quë on ne scet li quelz ot le plus a porter
Ou Jhesus qui moroit pour vie recouvrer,
Ou toy qui le veois ensement lapider.
Mais depuis os grant joie a ton cuer a porter,
Quant de mort le veïs au tierch jour susciter,
Et quant il fist ton corps ravir et adestrer
En le gloire des chieux, et ton chief couronner.
Vierge, si com c’est voirs, si me veuilliés garder
Que chieus felons payens ne me puist vïoler ;
Et ossy vraiement me veuilliés destourner
Que Jhesucrist te vault tellement honnourer
Qu’il descendi en toy sans char d’omme habiter. »

(La belle Hélène de Constantinople, chanson de geste du XIVe siècle. Édition critique par Claude Roussel, Genève, Droz (Textes littéraires français, 454), 1995)

Comme vous pouvez le voir, à partir du vers que j’ai mis en gras, la prière ne s’adresse plus à Dieu, mais à la Vierge, souvent invoquée comme protectrice des jeunes filles persécutées. Hélène se conforme donc à la tradition voulant que l’on s’adresse à certains saints spécialisés pour obtenir une aide portant sur un point précis, le plus célèbre exemple étant ce malheureux saint Antoine de Padoue auquel on ne s’adresse guère que pour retrouver ses clefs. En l’occurrence, la prière d’Hélène sera immédiatement suivie d’effet, et l’intervention divine sera aussi décisive que soudaine :

« Quant Elaine ot che dit, tantost choisi lever
Ung oraige si fort, et plouvoir et venter,
Se sambloit que li mondes deuïst tantost finer ;
Les ondes commenchierent si fort a tourmenter
Que chil vaissel aloient a ches roches hurter,
Pour fendre et despichier et en l’iaue effondrer.
Quant li Sarrasin vit tel delouvre monter,
Adont laissa Elaine, n’ost soing de lui amer,
Car il vit sen vaissel lés une roche aller.
Onques li maronnier nel porent destourner ;
La s’en va li dromons qu’il ne porent ancrer,
Ains les fist li delouvres a le roche hurter,
Qu’en plus de mille pieches le convint effroer.
La n’y eust Sarrazin c’onques peust escaper,
Ne couvenist noyer et l’iauve effondrer. »

Seule Hélène sortira vivante de ce naufrage, fort heureusement, car Dieu a de grands projets pour la pieuse jeune fille : elle deviendra la mère de saint Martin lui-même !

mardi 6 décembre 2011

La religion des Sarrasins

Le moment est venu pour moi de vous entretenir de la façon dont la matière de France dépeint la religion sarrasine. Mais avant cela, il me faut répondre à une question préliminaire incontournable : qu’est-ce qu’un sarrasin ? C’est un musulman, me répondrez-vous sans doute, et vous n’aurez pas tort, car il est vrai que par ce vocable sont désignées des populations d’Espagne et d’Afrique du Nord qui, historiquement, furent bel et bien musulmanes. Mais cette réponse serait incomplète, car le mot peut également s’appliquer à des peuples fort différents. Ainsi, au début de la chanson de Floovant, qui narre l’histoire d’un fils imaginaire du roi Clovis :

« Soignors, or escoutez, que Dés vous soit amis,
.III. vers de bone estoire, se je les vos devis
Dou premier roi de France qui crestïens devint.
Cil ot nom Cloovis, si com truis en escrit ;
Plus de XX et VI anz fu li rois Sarazins,
Et ne trovit nul home, se il an Deu créist,
Qu’il ne vosist ocire et les mambres tolir,
Ou pandre an autes fourches ou detraire à roncins.
Damedex l’amai tant, li rois de paradis,
Que il se fist an fonz batisier et tenir ;
Ce fu en douce France, au moutier Saint Denis,
Et qui ice voudrai à mançonge tenir,
Se voist lire l’estoire an France, à Paris.
Cil Cloovis fu rois et prouz et poustéiz ;
De sa franche moilleir ot .IIII. fiz gantis.
Li ainez ot an non Floovain li marchis ;
A celui commandai à garder son païs
Et trestote la terre, que en pié la tenist.
Par .I. mesfait an fuit puis isi maubailiz,
Plus de .VII. anz an fut li bers puis en essil,
Que il n’antra en France, ne nus hons ne l’i vit. »

(Floovant, chanson de geste publiée pour la première fois d'après le manuscrit unique de Montpellier par MM. H. Michelant et F. Guessard, Paris, Jannet (Les anciens poètes de la France, 1), 1858.)

Ainsi donc, Clovis, roi franc ayant vécu avant la naissance de l’islam, est appelé sarrasin avant sa conversion au christianisme. Ce n’est pas là une bévue, une erreur isolée, et l’on en trouve aisément d’autres exemples. Ainsi, dans la Chanson des Saisnes (c’est-à-dire, rappelons-le, des Saxons) de Jehan Bodel :

« Qui de l’estoire as Saisnes vuet oïr par raison,
Des anciens derrier doit movoir la chançon.
Veritez est provée, l’on truis an la leçon,
Que cil qui tint de France premiers la region
Ot a nom Clodoïs, que de fi le set-on ;
Peres fut Floovant, qui fist la mesprison
De sa fille la bele, qui Aaliz ot non.
Tant fu sage et cortoise et de bele façon
Que noveles en vindrent au Saisne Brunamont,
Qui justisoit Sessoigne et la terre anviron.
Sarrazins ert li Saisnes, si creant à Mahon ;
De la franche pucelle fist requerre le don,
Et li roiz li dona par male antancion :
Miax li venist avoir tuée d’un baston ;
Puis ot dou mariage mainte maléiçon. »

(La Chanson des Saxons, Jean Bodel, publiée par F. Michel, Paris, Techener, 1839)
Ainsi donc, les Saxons, à l’époque de Clovis, sont sarrasins. Plus surprenant encore, on nous apprend qu’ils croient en Mahon, c’est-à-dire en Mahomet, bien avant la naissance de ce dernier. Plus que d’un simple anachronisme, il s’agit d’une confusion révélatrice d’un trait constant de l’univers épique médiéval. On pourrait sans peine multiplier de semblables exemples, qui démontrent bien que le vocable de sarrasin ne désigne pas, ou pas seulement, des musulmans : en fait, il s’agit d’un terme générique, synonyme de « païen », avec lequel il est parfaitement interchangeable, et désignant collectivement tous ceux qui ne sont ni chrétiens ni juifs. De ces gens, on se fait une idée bien floue au moyen-âge : ils forment une masse confuse, où les Arabes ne se distinguent guère des Alamans, des Saxons ou des Vandales. Jetons un œil aux troupes conduites en Espagne par l’émir Baligant de Babylone pour affronter Charlemagne :

« Li amiralz dis escheles ajusted
La premere est des jaianz de Malprose,
L’altre est de Huns, e la terce de Hungres,
E la quarte est de Baldise la Lunge
E la quinte est de cels de Valpenuse,
E la siste est de la gent de Maruse,
E la sedme est de Leus e d’Astrimonies,
L’oidme est d’Argoilles, la noefme de Clarbone,
E la disme est des barbez de Valfronde ;
C’est une gent ki Deu nen amat unkes.
Geste Francor trente escheles i numbret.
Granz sunt les oz u cez buisines sunent.
Paien chavalchent en guise de produme. »

( La chanson de Roland. Édition critique et traduction de Ian Short, Paris, Librairie générale française (Livre de poche, 4524. Lettres gothiques), 1990 )

Ainsi, parmi les vassaux du souverain oriental, nous découvrons, parmi une foule de peuplades imaginaires, les Huns et les Hongrois (Hungres). Notons au passage la présence de géants (jaianz), des êtres fort importants dans l’épopée médiévale, dont je serai amené à vous reparler. Mais pour en revenir à notre sujet, il semble bien établi que, pour le public de nos chansons de gestes, la confusion entre musulmans et païens de toutes provenances est totale.

Alors en quoi croient-ils, ces sarrasins, aux yeux de nos ancêtres ? Pour répondre à cette question, c’est à une pièce de théâtre hagiographique, le Mystère de saint Rémi, que nous allons recourir. Nous ne nous éloignons guère de la matière de France, tant il est vrai que les liens entre mystères et chansons de geste sont importants : comme je vous l’ai déjà fait remarquer dans un précédent article, les jongleurs, qui récitent et parfois composent les chansons de geste, se mêlent également de théâtre, et plus d’un auteur de chanson de geste est aussi dramaturge. Il n’est donc pas très étonnant d’observer que des influences épiques considérables s’exercent sur les mystères, notamment en ce qui concerne l’image qu’ils donnent des sarrasins. Du reste, l’histoire de saint Rémi, dans laquelle l’épisode du baptême de Clovis figure naturellement en bonne place, est étroitement liée à la matière de France. Après avoir épousé la foi chrétienne, le souverain s’écrie :

« Loé soit dieu, je suis xrestien,
La sainte loy tenray et tien
Ostez Mahommet et Venus,
Tervagant, Mars, Mercurius,
Jupiter, Dyane et Jovis.
Je les nomme, mais c’est envis,
Car malement j’en feu deceu
Au jour qu’en eulx folement creu. »

(Le Mystère de saint Rémi, édition par Jelle Koopmans, Droz, 1997)

Que voilà un étrange salmigondis ! Mahomet côtoie pêle-mêle des dieux de l’antiquité romaine, et le mystérieux Tervagant qui correspond peut-être au Tarvos triganarus, ancienne déité gauloise. Cette liste de divinités n’est d’ailleurs pas exhaustive, tant nos épopées se plaisent à multiplier à plaisir les noms d’idoles païennes, parmi lesquelles nous trouverions des figures aussi variées que Satan, Apolin, Lucifer, Pilate, Néron, Jason, Platon, Barrabas ou Caïn, sans parler des noms entièrement imaginaires comma Cahu, Bagon, Baratron ou encore Baffumet, figure à laquelle on accusera les templiers de rendre un culte lors de leur fameux procès. Je vous épargne la trentaine de citations qui seraient nécessaires pour les mentionner tous en contexte : contentons-nous de conclure que nous avons là affaire à un panthéon hautement fantaisiste.

Au sein de ce panthéon, quatre dieux, parmi lesquels se trouve Mahomet, sont perçus comme particulièrement éminents et importants : ce sont ceux dont on pense qu’ils sont vénérés à la Mecque. Le Roman de Guillaume d’Orange, vaste compilation où sont mises en proses les épopées consacrées à ce personnage, nous en dresse un tableau saisissant :

« A l’eure qu’il convint leurs .iiij. dieux aourer et faire leur sacrifice, les fist Desramé aporter en plainne sale, affin que chascum peust sa devocion faire devant eulx ; car le lieu de leur repositoire estoit trop petit pour tant de peupple que la avoit. Et furent miz et posez sur un pillier fait de bois proprement pour les asseoir, et estoient l’image de Apollo, de Tervagant et de Jupiter de fin or ou d’argent si richement doré que ce sambloit estre riche chose. Ilz estoient de grandeur competente, tenant chascum une espee en leur poing, menassans le Dieu des Crestiens, qui estoit soubz eulx ou a leurs piez cruxifié figurement, comme nous meesmes le veons en pourtraiture et en taille au moustier. Et au coing d’un chascum ydolle avoit ung sierge ou un grox tortis de cire en beaux chandeliers d’argent ou d’or ; et quant il falut offrir, chascum prince se mist en devoction, et firent offertoire de .iiij. deniers d’or chascum qui avoit le pouoir, les aultres de ce que possible leur estoit. »

(Le roman de Guillaume d'Orange. Édition critique établie en collaboration par Madeleine Tyssens, Nadine Henrard et Louis Gemenne. Tome I, Paris, Champion (Bibliothèque du XVe siècle, 62), 2000)

Ainsi donc, les sarrasins de nos épopées, loin d’être monothéistes comme le sont les véritables musulmans, vénèrent en fait un grand nombre de divinités, dont beaucoup proviennent du monde romain. Pour Apollo, appelé ailleurs Apolin, quelques doutes demeurent : on ne sait trop s’il faut reconnaître en lui Apollon ou s’il s’agit de la figure biblique d’Apollyon, que John Bunyan fera apparaître comme une des figures du Mal dans son Voyage du pèlerin. Mais en ce qui concerne Jupiter, et plusieurs des autres dieux que j’ai mentionnés plus haut, il n’est guère possible d’hésiter. Que fait Mahomet parmi ces divinités antiques ? Comment en est-on arrivé à cet invraisemblable syncrétisme ? Le problème est complexe, et je me garderais bien de prétendre le résoudre. Tout au plus me permettrai-je de faire entendre sur cette question la voix de l’immense historienne que fut Régine Pernoud :

« [L]es idées qui circulent touchant la civilisation musulmane sont, on s’en doute, assez vagues. Dans le Couronnement de Louis, à peu près contemporain de la première croisade, le poète fait dire au sultan, dans un défi qu’il lance au pape à Rome même :
Je suis venu dans mon propre héritage
Qu’ont édifié mes ancêtres et mes lares
Et Romulus et Julius César.
            Et l’on retrouve plus d’une fois la même idée dans les chansons de geste : le monde arabe continue le monde antique, celui des Césars. Autrement dit, on en fait l’héritier du paganisme ; on n’hésite d’ailleurs pas à gratifier les Musulmans de tous les attributs du paganisme en général, en particulier le culte des idoles. […] Erreur complète donc, quant à l’essence de la religion musulmane. Mais cette erreur se nuance d’une nette conscience du caractère de régression, de retour en arrière que marque bien cette religion par rapport au christianisme. L’enseignement de Mahomet ramène en effet du Dieu-Amour, en trois personnes, révélé par le Christ, au Dieu-monarque de l’Ancien Testament. Les Arabes avaient repris les Textes de l’Ancien Testament pour se déclarer fils d’Abraham. Et, pour eux, le Chrétien est d’abord le « polythéiste », celui qui croit à la Trinité, autrement dit c’est avant tout le refus de l’apport essentiel du Nouveau Testament qui caractérise l’Islam, et il est très significatif que pour le Musulman, sa religion soit la « Loi », l’Evangile ayant inauguré, au lieu du règne de la Loi, celui de la Grâce. Aussi le monde chrétien d’alors a-t-il assimilé ce caractère régressif de l’Islam à toutes les forces anté-chrétiennes. Et le sentiment général, c’est que l’on s’en va combattre « les païens ». »

(Les hommes de la Croisade, Régine Pernoud, collection Marabout Université, Tallandier, 1982)

L’explication vaut ce qu’elle vaut, mais, me direz-vous, il n’en reste pas moins étonnant de voir Mahomet mis au nombre des dieux ! Ne s’agissait-il pas d’un prophète ? C’est là une excellente question. Penchons-nous donc un peu sur le cas de Mahomet. Ou plutôt, de Mahon, forme sous laquelle on trouve plus fréquemment son nom dans nos chansons de geste : le « et » finale est interprété comme un suffixe de sobriquet, comme le « -ot » de Jeannot par exemple, et de Mahom (forme qui se rencontre également) à Mahon, il n’y a qu’un pas.

De ce Mahon, les Chrétiens d’Occident perçoivent vaguement qu’il n’est pas tout à fait, pour les sarrasins, un dieu comme les autres : avant de devenir l’idole d’or devant laquelle on se prosterne, on sait bien qu’il a été un homme de chair et de sang. Prophète, et bien évidement faux prophète aux yeux des Chrétiens, on se le représentera comme un charlatan, une sorte d’anti-Christ, plus ou moins inspiré par le démon, ayant d’abord été un ascète chrétien avant de détourner délibérément ses coreligionnaires du nord de l’Afrique de la vraie foi pour mieux asseoir sur eux sa domination. Puis, croit-on, il aura été divinisé après sa mort par les populations crédules qu’il avait dupées.

Il existe d’ailleurs au sujet de sa mort une curieuse légende, visant à expliquer certains interdits de la religion musulmane. Car certaines coutumes sarrasines, connues grâce aux croisades, ne manquent pas d’étonner nos ancêtres. Oh, certes, on conçoit bien la polygamie : les hommes du Moyen Age sont fort sensibles à l’attrait des plaisirs de la chair, et même si la morale chrétienne prône la chasteté, même si l’éthique courtoise exalte la fidélité à une seule Dame, courir le guilledou reste un sport assez pratiqué, et l’idée que des païens puissent convoiter plusieurs femmes n’a rien d’incompréhensible. Mais se priver de cochonnailles et de bon vin ? Voilà qui dépasse l’entendement !

On imaginera donc la légende suivante : Mahomet, ivrogne invétéré, se serait un jour endormi, ivre mort, sur un tas de fumier, et y aurait été dévoré par des porcs. Depuis, les sarrasins s’interdiraient la chair de l’animal sacrilège. C’est à cette légende que fait référence Guillaume, dont le Couronnement de Louis, lorsque, discutant avec le géant sarrasin Corsolt avant de l’affronter en combat singulier, il lui lance, refusant avec indignation une proposition de conversion :

« -Gloz, dit Guillelmes, li cors Deu te cravent !
La toe lei torne tote a neient ;
Que Mahomez, ce sevent plusors genz,
Il fu profete Jesu omnipotent ;
Si vint en terre par le mont preechant.
Il vint a Meques trestot premierement,
Mais il but trop par son enivrement,
Puis le mangierent porcel vilainement.
Qui en lui creit, il n’a nul bon talent. »

(Le couronnement de Louis, chanson de geste du XIIe siècle éditée par Ernest Langlois, Paris, Champion (Les classiques français du Moyen Âge, 22), 1920)

On se doute bien qu’une controverse théologique engagée de la sorte ne peut s’achever qu’à grands coups d’épée. Mais ceci, mes amis, est une autre histoire, qui sera contée une autre fois.