vendredi 25 novembre 2011

La boîte à troubadours

Peut-être vous souvient-il de ce passage du film Les Visiteurs où le personnage de Valérie Lemercier, afin d’empêcher pour un moment les spirituelles facéties de Jacqouille la fripouille, le laissait devant la télévision, où passait un quelconque groupe de variété, en lui demandant de regarder la « boîte à troubadours ». Le personnage n’étant pas médiéviste, son erreur est aisément pardonnable, mais je me dois de vous signaler que ce n’est pas devant la boîte à troubadours qu’elle laissait Jacqouille. Il s’agissait de la boîte à ménestrel, ou pour mieux dire, de la boîte à jongleurs.

Troubadours, ménestrels, jongleurs, et oserais-je aussi vous parler de trouvères, mais qu’est-ce que tout cela ? Je crois qu’il n’est pas superflu de faire une petite mise au point terminologique. La chose peut avoir un côté fastidieux, mais pour la clarté de l’exposé, elle me semble nécessaire.

« Troubadour » est un mot de langue d’oc, et son usage n’a pas de pertinence en dehors des limites de l’Occitanie, cette France du sud qui a longtemps présenté de notables différences avec celle du nord, sur les plans linguistiques, culturels, politiques et même juridiques. Le troubadour, étymologiquement, est celui qui trouve, qui invente, qui compose : il est le poète, et non pas l’exécutant, bien  que rien ne s’oppose évidemment à ce qu’un troubadour chante ses propres compositions. La poésie des troubadours a pour thème principal l’expression du sentiment amoureux, généralement celui de l’homme à l’endroit d’une Dame presque divinisée. De très grands seigneurs, comme Guillaume IX d’Aquitaine ou Jaufré Rudel, n’ont pas jugé indigne de cultiver l’art du canso, le grand chant courtois, du planh, déploration pour un défunt, ou du sirventès, chanson satyrique flétrissant quelque ennemi. La poésie des troubadours eut une grande influence dans la France du nord, où elle contribua à diffuser la civilisation courtoise et le thème de la fine amor, mais les chansons de geste étant presque toutes des textes de langue d’oïl, il sera assez peu question de troubadours sur ce blog.

Les trouvères sont à langue d’oïl ce que les troubadours sont à celle d’oc. Très influencés par leurs confrères du sud, ils se sont volontiers appliqués au canso et à la célébration de l’amour. Si le planh, devenu complainte ou déploration, et le sirventès, appelé serventois en langue d’oïl, n’ont pas semble-t-il trouvé dans la France du nord une grande vogue, les trouvères ont également cultivé de nombreux autres genres : la pastourelle, chanson narrant la rencontre d’une bergère et d’un chevalier désireux de la séduire, la chanson de toile, chanson de femme évoquant la plainte amoureuse d’une jeune fille occupée à des travaux d’aiguille, l’aube, genre qui évoque la séparation, à la pointe du jour, des amants qui se sont réunis à la faveur de la nuit, la ballette, chanson à danser, pourvue d’un refrain et à caractère popularisant, le virelai, genre apparenté au précédent qui devra son triomphe à Guillaume de Machaut, le lai, conte merveilleux en vers d’inspiration celtique, le fabliau, genre parodique et volontiers grivois, et bien sûr la chanson de geste, épopée guerrière, féodale et chrétienne, largement dégagée des modèles classiques de l’antiquité, qui sera notre principal sujet.

Comme chez les troubadours, on trouve parmi les trouvères quelques personnages illustres. Citons à titre d’exemple Richard Cœur-de-Lion, roi d’Angleterre, mais avant tout angevin et normand, qui composait en langue d’oïl et n’a sans doute jamais parlé anglais. Voici d’ailleurs l’une de ses compositions, qui évoque la captivité du roi, tombé aux mains de l’empereur Henri VI en revenant de croisade, et voyant sa libération dépendre du paiement d’une lourde rançon. Comme bien on sait, c’est pendant cette période que la tradition populaire situe les exploits de Robin des Bois. On notera que Richard, las de son emprisonnement et contrarié du peu d’empressement de ses vassaux à payer sa rançon, leur adresse de durs reproches :

Ja nuls homs pris ne dira sa raison
Adroitement s’ainsi com dolans non ;
Mais par confort puet il faire chançon.
Molt ai d’amis, mais povre sont li don :
Honte en auront, se por ma reançon
Sui ces des hivers pris !

Ce savent bien mi home et mi baron,
Englois, Normant, Poitevin et Gascon,
Que je laissasse por avoir en prison !
Je nel di pas por nule retraçon,
            Mais encor sui je pris !

Or sai je bien de voir certainement
Que mors ne pris n’a ami ne parent,
Quant on me lait pour or ne por argent.
Molt m’est de moi, mais plus m’est de ma gent,
Qu’après ma mort auront reproche grant,
Si longuement sui pris !

N’est pas merveille, se j’ai le cuer dolent,
Quant mes sires tient ma terre en torment ;
S’or lui membroit de nostre sairement
Que nos feïmes andui comunalment,
Bien sai de voir que ceans longuement
Ne seroie pas pris !

Ce savent bien Angevin et Tourain,
Cil qui or sont riches et sain,
Qu’encombrez sui loing d’eus en autrui mains !
Forment m’amoient, mais or ne m’aiment grain ;
De beles armes sont ores vuid li plain,
            Por tant que je suis pris !

Mes compaignons que j’amaie et que j’aim,
Ceus de Cahiu et ceus de Porcherain,
Me di, chançon, qu’ils ne sont pas certain :
Qu’onques vers eus n’eus le cuer faus ne vain,
S’il me guerroient, il font molt que vilain
            Tant com je serai pris !

Contesse suer, vostre pris souverain
Vos salt et gart cil a cui je me claim
Et par cui je sui pris.
Je ne di pas de celi de Chartrain,
La mere Louys.

Poètes et romanciers du Moyen Age, Albert Pauphilet, collection Pléïade, 1952, Gallimard.

Je profite de ce poème pour ouvrir une petite parenthèse : la « mere Louys », au dernier vers, ce n’est pas la mère Louis, comme nous dirions la mère Michel, mais bien la mère de Louis. L’ancien français se passe aisément de la préposition pour exprimer le rapport de possession : c’est ce que l’on appelle le génitif absolu.

On en trouve encore trace de nos jours, dans des locutions ou des expressions figées : l’Hôtel-Dieu, Pont-l’Evêque, Vaux-le-Vicomte… C’est aussi le cas dans les jurons : corbleu, c’est « corps de Dieu », palsambleu, « par le sang de Dieu ». Rappelons que le mot « Dieu » s’est vu remplacé par « bleu » pour éviter le blasphème.

Dans la chanson de geste, on trouve souvent des invocations aux saints, du type « par le cor saint Denis », « par le cor saint Martin », parfois à bon escient et de façon expressive, parfois aussi parce que ces exclamations sont des chevilles commodes pour remplir à peu de frais le deuxième hémistiche d’un vers, en lui conservant une valeur conclusive. Il faut bien sûr comprendre « par les reliques de saint Denis » ou « de saint Martin ».

Fin de la parenthèse. Vous le voyez, ce n’était pas grand-chose, mais retenir cela vous sera précieux si vous vous essayez à lire un texte médiéval.

Ce n’est pas le tout que de composer une chanson, encore faut-il la diffuser. Les trouvères, dans une certaine mesure, peuvent le faire eux-mêmes, mais un Richard Cœur-de-Lion a évidemment mieux à faire que de courir les places pour esbaudir les gens de ses talents de versificateur. Dans la culture de l’oral qui est celle de notre Moyen Age, pour permettre à une œuvre d’atteindre le grand public, il est nécessaire de passer par les jongleurs.

Le jongleur est le lointain cousin de l’aède, du barde et du skalde, mais aussi du montreur de puces, de l’avaleur de sabre et du cracheur de feu. Le mot, qui vient du latin joculator (rieur, bon plaisant, railleur), désigne en fait tous ceux que nous appellerions les professionnels du spectacle. Parmi les jongleurs, on trouve pêle-mêle mimes et acrobates, montreurs d’ours, musiciens errants, gens de théâtre, baladins et pitres de tous poils. S’accompagnant de la harpe ou de la vielle, ils colportaient également lais, fabliaux et dits, chansons de geste et récits arthuriens, et en assuraient la diffusion : ce sont en somme les éditeurs du Moyen Age. Si certains furent sans doute des spécialistes d’une forme de spectacle précise, la plupart avaient vraisemblablement plusieurs cordes à leur arc. Dans une des branches du Roman de Renart, le rusé goupil, s’étant déguisé en jongleur, nous donne une idée de ce que pouvait être le répertoire d’un de ces hommes :

« Fotre merci, dit il, bel sir,
Moi saura fere ton plaisir
Moi saver bon chançon d’Ogier,
Et de Rolant et d’Olivier,
Et de Charlon le ber chanu,
Dont vous est-il bien avenu. »

Roman de Renart, publié d'après les manuscrits de la Bibliothéque du Roi des XIIIe, XIVe et XVe siècles; par M. D. M. Méon, Paris, Treuttel et Würtz, 1826. (p 548 du PDF)

Ces personnages, souvent marginaux du fait de leur vie errante, et vivant du divertissement, qui détournait le peuple des fins dernières, n’étaient pas toujours bien vus, et l’Eglise en particulier ne se privait pas de tonner contre eux. Certains des récits qu’ils diffusaient échappaient cependant à cet opprobre, mais je vais laisser la parole au grand médiéviste Edmond Faral, qui vous l’expliquera mieux que moi :

« Thomas Cabhan, clerc anglais, qui fut sous-doyen de Salisbury et archevêque de Cantobéry, a écrit, probablement vers la fin du XIIIème siècle, un Pénitentiel, dont un passage offre, dans la question présente, un grand intérêt. Amené à parler de ceux qu’il appelle les histrions, il les répartit en trois catégories. La première comprend ceux qui font de leur corps un usage indigne ; qui se livrent à des gestes, à des danses obscènes ; qui se dévêtent d’une façon honteuse ; qui se mêlent de pratiques magiques et mettent des masques. Ceux-là, dit l’auteur, et tous ceux de leur genre, sont damnables. La seconde catégorie comprend les scurrae vagi, qui, vagabonds et suivants les cours des grands, ont pour profession de flatter les uns et de répandre des propos ignominieux sur les autres. Ils sont damnables, eux aussi. La troisième catégorie, enfin, est celle des histrions qui ont des instruments de musique. Mais il y a lieu encore de distinguer entre ceux qui fréquentent les tavernes, les lieux de débauche, qui chantent des chansons de folie et ceux –les bons– qui chantent les exploits des hommes d’épée et les vies des saints. Sévère à tous les autres, Thomas dispense son indulgence à ces derniers et considère qu’on peut les souffrir, parce qu’ils sont une consolation aux affligés et aux hommes que le souci travaille. »

Les Jongleurs en France au Moyen Age, Edmond Faral, Paris, 1910. (p 67-68)

Ces jongleurs que l’on peut tolérer, ce sont donc les chanteurs de geste, qui célèbrent effectivement les saints et les héros, et bien souvent les saints héros, tels que Charlemagne, Roland ou Renaud de Montauban, qui sont bel et bien considérés comme des saints et dont on vénère les reliques au Moyen Age. Ce sont de ces jongleurs-ci qu’il sera souvent question sur ce blog. Encore convient-il de ne pas surestimer la distinction entre les différentes catégories de jongleurs : si Thomas Cabhan nous a laissé l’image de catégorie nettement définies et clairement différentiées, dans la pratique, une grande perméabilité existait entre elles, et il n’est que d’examiner le répertoire de notre ami Jehan Bodel, auteur d’épopée aussi bien que de contes à rire, pour s’en convaincre.

Ultime précision, je souligne le fait que les jongleurs, ces exécutants que j’ai qualifiés d’éditeurs, étaient aussi bien souvent les compositeurs des chansons de geste : ce fut le cas de Jehan Bodel, mais aussi de Raimbert de Paris et certainement de beaucoup d’autres dont les noms, du fait de l’anonymat des auteurs qui est la norme à l’époque, ne nous sont pas toujours parvenus.

Et les ménestrels, dont j’ai promis de vous parler, qu’en est-il d’eux ? Le mot désigne des chanteurs et musiciens, tout à fait susceptibles de réciter des chansons de geste ou des lais courtois, à l’instar des jongleurs dont ils se distinguent assez peu. En fait, la différence entre les deux est sociale : le ménestrel est plus éminent, plus respectable que le jongleur. Qu’un vielleur parviennent à gagner la faveur des princes et, évoluant à la cour, régale chevaliers et dames de ses chansons : il insistera pour être appelé ménestrel. Qu’un revers de fortune le remette sur le pavé, le forçant à déclamer des fabliaux devant des vilains pour gagner sa vie : le revoici jongleur.

Et maintenant que cette petite clarification terminologique est achevée, nous allons pouvoir entrer dans le vif du sujet.

mercredi 23 novembre 2011

Rodomontades

Eh bien, me revoici. Ce fut une longue pause, et je vous prie de m’en excuser, mais je suis prêt à reprendre le clavier. J’aurai donc l’honneur d’être votre guide, si vous voulez bien me suivre, dans les fascinantes contrées de la matière de France. Ensemble, nous explorerons la profonde et mystérieuse forêt d’Ardenne qui servit de refuge aux quatre fils Aymon, nous applaudirons aux exploits d’Ogier le Danois et d’Anséïs de Carthage, nous assisterons au furieux duel entre Olivier et Roland soust les murs de Vienne, nous tremblerons devant l’invulnérable Ferragu et le géant Butor, et nous rirons des bévues et des gaffes de Raynouard au tinel, le bon colosse pas très fin mais sympathique qui fut le précurseur de Jean des Entommeurs et d’Obélix. Volez oïr bone chançon vaillant ?

Du moins on peut l’espérer, car somme toute, mener un projet à terme, surtout quand il est de grande ampleur, n’est pas toujours simple, et peut-être mon envolée lyrique n’est-elle faite que de rodomontades. Nous verrons.

Mais au fait, qu’est-ce qu’une rodomontade ? D’où vient ce mot étrange ? Je pourrais me borner à vous dire que les rodomontades sont à Rodomont ce que les jérémiades sont à Jérémie, mais ce ne serait pas là vous avancer à grand-chose, à moins de vous expliquer qui fut Rodomont. Et c’est bien là ce que je compte faire.

Rodomont est un personnage important de la branche italienne de la matière de France. Car oui, la majestueuse épopée de notre bon roi Charlemagne a connu outre les Alpes un succès considérable, et divers auteurs, parmi lesquels quelques très grands poètes, se sont emparés de ce thème dès le Moyen-Age. Les plus connus d’entre eux sont probablement l’Arioste, pour son Roland furieux, et le Tasse pour sa Jérusalem délivrée. Or, le personnage de Rodomont occupe une bonne place dans le Roland furieux, et c’est sans nul doute sa présence dans cette œuvre, traduite et largement diffusée dans notre langue, que Rodomont doit d’être passé dans le langage courant.

Toutefois, ce n’est pas dans cette œuvre de la Renaissance, très tardive au regard de l’ensemble de la tradition épique, que Rodomont a fait sa première apparition. Hélas, en littérature comme dans d’autres formes d’art, un grand génie a tendance à faire oublier ceux qui l’entourent. Quand il s’agit d’imitateurs sans grand talent et de fades épigones, ce n’est là qu’un demi-mal. Mais quand la victime d’une telle éclipse est un auteur respectable, auquel il n’a pas manqué grand-chose pour être l’égal du rival préféré, le dommage est plus considérable. Quand de surcroît l’auteur sacrifié est un précurseur, un devancier qui a fourni au génie marchant sur sa trace les outils mêmes lui ayant permis de le surpasser, on peut crier à l’injustice. C’est pourquoi, même si cette bataille littéraire a été depuis longtemps gagnée et perdue, j’aimerais vous faire connaître le nom de ce vaincu magnifique que fut Boiardo.

C’est entre 1476 et 1494 que Matteo Maria Boiardo écrivit sa grande œuvre, le Roland amoureux. Il s’agit d’une épopée qui, recueillant le double héritage de la matière de France et du roman de chevalerie arthurien, use et abuse de la technique de l’entrelacement pour nous narrer, avec une verve étincelante, les aventures d’une foule de vaillants héros. Boiardo réinvente des personnages traditionnels de l’épopée française, tels que Roland, Olivier, Renaud de Montauban, ou encore Estoult, aimable fanfaron farfelu qui, sous sa plume, deviendra Astolphe. Il en invente beaucoup d’autres, tels que la belle et séductrice Angélique, Brandimart l’honnête homme, Bradamante la vierge guerrière, et enfin notre Rodomont, autant de personnages inoubliables qui lui seront repris par l’Arioste lorsque celui-ci écrira la suite de l’épopée de son devancier. Car le Roland furieux est bel et bien la continuation du Roland amoureux : ironie de l’histoire littéraire, la renommée du continuateur a rejeté l’inventeur dans les ténèbres de l’oubli, et beaucoup lisent aujourd’hui l’Arioste sans se pencher un seul instant sur son précurseur. Ainsi va le monde…

Arrête donc de philosopher, Mat, me direz-vous, et viens-en au fait ! Qui est-il, ce Rodomont ? J’y arrive. Dans le Roland amoureux, Rodomont est un sarrasin, roi d’Alger, qui apparaît parmi la foule des chevaliers païens en guerre contre Charlemagne. Il se distingue par son orgueil et son agressivité en toutes circonstances. Voici d’ailleurs un exemple de ses rodomontades, lors de la première apparition du personnage. Agramant, puissant roi païen, a réuni ses vassaux pour les consulter sur son projet d’invasion de la France :

« Quand le sage Sobrin eut cessé de parler, un jeune prince, qui l’avait impatiemment écouté, prit la parole : c’était l’impétueux Rodomont, roi de Sarse et d’Alger, fils du fort Ulien, mais beaucoup plus fort et plus courageux que son père. Nul mortel dans tout l’univers n’avait plus d’arrogance : il méprisait tous les humains, et l’orgueilleux Ferragus était seul comparable à lui. « Que les vieillards, dit-il, sont de mauvais conseillers dans de telles occasions ! Le froid des années leur glace le courage. N’écoutez point, grand prince, ce vieux roi de Garbe, qui n’est propre qu’à détourner des hautes entreprises les cœurs généreux. Ce n’est point ces têtes blanches qu’il faut consulter. Ce qu’on regarde en eux comme la prudence n’est le plus souvent que faiblesse. Poursuivez donc votre dessein, seigneur, je serai le premier à marcher sur vos pas, et je suis prêt à soutenir par les armes que tous ceux qui ne vous conseillent pas de passer en France sont des lâches, qui ne méritent que vos mépris et votre indignation. » »

Roland l’amoureux, Boiardo, traduction par Alain-René Lesage, édition par Denise Alexandre-Gras, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2001.

Rodomont, contrairement à ce que le sens actuel du mot « rodomontade » pourrait laisser penser, n’a cependant rien d’un miles gloriosus, d’un Capitan ou d’un poltron fanfaron. Son courage et sa force sont à la mesure de son orgueil, et il se révèle pour les paladins de France un adversaire à ce point formidable qu’au cours de la guerre qui, comme bien on s’en doute, ne peut manquer de s’ensuivre, on le verra se frayer un chemin tout seul à travers Paris, environné de toute l’armée française, bravant les coups du preux Ogier et de Charlemagne lui-même. Son incontestable héroïsme pourrait le rendre digne de respect et de sympathie, mais la démesure et la férocité dont il fait preuve ne peuvent que le conduire à sa perte, qu’il finira par trouver sous la lame du paladin Roger :

« Alors deux ou trois fois, sur cet horrible front,
levant autant son bras qu’il pouvait le lever,
il frappa Rodomont et, plongeant en entier
la lame du poignard, il se tira d’affaire.
Gagnant de l’Achéron les sinistres rivages,
voici que, libérée d’un corps plus froid que glace,
s’enfuit en blasphémant cette âme dédaigneuse,
qui dans le monde était hautaine et orgueilleuse. »

Roland furieux, l’Arioste, traduction par André Rochon, les Belles Lettres, 2002.

Adieu donc, pauvre Rodomont. Dans l’épopée carolingienne, un orgueil aussi démesuré que le tien ne pouvait manquer d’être puni un jour. N’est-ce pas là le péché qui fit chuter les anges ? Au moins auras-tu la consolation d’avoir enrichi d’un mot la langue française : ce n’est pas rien.