Peut-être vous souvient-il de ce passage du film Les Visiteurs où le personnage de Valérie Lemercier, afin d’empêcher pour un moment les spirituelles facéties de Jacqouille la fripouille, le laissait devant la télévision, où passait un quelconque groupe de variété, en lui demandant de regarder la « boîte à troubadours ». Le personnage n’étant pas médiéviste, son erreur est aisément pardonnable, mais je me dois de vous signaler que ce n’est pas devant la boîte à troubadours qu’elle laissait Jacqouille. Il s’agissait de la boîte à ménestrel, ou pour mieux dire, de la boîte à jongleurs.
Troubadours, ménestrels, jongleurs, et oserais-je aussi vous parler de trouvères, mais qu’est-ce que tout cela ? Je crois qu’il n’est pas superflu de faire une petite mise au point terminologique. La chose peut avoir un côté fastidieux, mais pour la clarté de l’exposé, elle me semble nécessaire.
« Troubadour » est un mot de langue d’oc, et son usage n’a pas de pertinence en dehors des limites de l’Occitanie, cette France du sud qui a longtemps présenté de notables différences avec celle du nord, sur les plans linguistiques, culturels, politiques et même juridiques. Le troubadour, étymologiquement, est celui qui trouve, qui invente, qui compose : il est le poète, et non pas l’exécutant, bien que rien ne s’oppose évidemment à ce qu’un troubadour chante ses propres compositions. La poésie des troubadours a pour thème principal l’expression du sentiment amoureux, généralement celui de l’homme à l’endroit d’une Dame presque divinisée. De très grands seigneurs, comme Guillaume IX d’Aquitaine ou Jaufré Rudel, n’ont pas jugé indigne de cultiver l’art du canso, le grand chant courtois, du planh, déploration pour un défunt, ou du sirventès, chanson satyrique flétrissant quelque ennemi. La poésie des troubadours eut une grande influence dans la France du nord, où elle contribua à diffuser la civilisation courtoise et le thème de la fine amor, mais les chansons de geste étant presque toutes des textes de langue d’oïl, il sera assez peu question de troubadours sur ce blog.
Les trouvères sont à langue d’oïl ce que les troubadours sont à celle d’oc. Très influencés par leurs confrères du sud, ils se sont volontiers appliqués au canso et à la célébration de l’amour. Si le planh, devenu complainte ou déploration, et le sirventès, appelé serventois en langue d’oïl, n’ont pas semble-t-il trouvé dans la France du nord une grande vogue, les trouvères ont également cultivé de nombreux autres genres : la pastourelle, chanson narrant la rencontre d’une bergère et d’un chevalier désireux de la séduire, la chanson de toile, chanson de femme évoquant la plainte amoureuse d’une jeune fille occupée à des travaux d’aiguille, l’aube, genre qui évoque la séparation, à la pointe du jour, des amants qui se sont réunis à la faveur de la nuit, la ballette, chanson à danser, pourvue d’un refrain et à caractère popularisant, le virelai, genre apparenté au précédent qui devra son triomphe à Guillaume de Machaut, le lai, conte merveilleux en vers d’inspiration celtique, le fabliau, genre parodique et volontiers grivois, et bien sûr la chanson de geste, épopée guerrière, féodale et chrétienne, largement dégagée des modèles classiques de l’antiquité, qui sera notre principal sujet.
Comme chez les troubadours, on trouve parmi les trouvères quelques personnages illustres. Citons à titre d’exemple Richard Cœur-de-Lion, roi d’Angleterre, mais avant tout angevin et normand, qui composait en langue d’oïl et n’a sans doute jamais parlé anglais. Voici d’ailleurs l’une de ses compositions, qui évoque la captivité du roi, tombé aux mains de l’empereur Henri VI en revenant de croisade, et voyant sa libération dépendre du paiement d’une lourde rançon. Comme bien on sait, c’est pendant cette période que la tradition populaire situe les exploits de Robin des Bois. On notera que Richard, las de son emprisonnement et contrarié du peu d’empressement de ses vassaux à payer sa rançon, leur adresse de durs reproches :
Ja nuls homs pris ne dira sa raison
Adroitement s’ainsi com dolans non ;
Mais par confort puet il faire chançon.
Molt ai d’amis, mais povre sont li don :
Honte en auront, se por ma reançon
Sui ces des hivers pris !
Ce savent bien mi home et mi baron,
Englois, Normant, Poitevin et Gascon,
Que je laissasse por avoir en prison !
Je nel di pas por nule retraçon,
Mais encor sui je pris !
Or sai je bien de voir certainement
Que mors ne pris n’a ami ne parent,
Quant on me lait pour or ne por argent.
Molt m’est de moi, mais plus m’est de ma gent,
Qu’après ma mort auront reproche grant,
Si longuement sui pris !
N’est pas merveille, se j’ai le cuer dolent,
Quant mes sires tient ma terre en torment ;
S’or lui membroit de nostre sairement
Que nos feïmes andui comunalment,
Bien sai de voir que ceans longuement
Ne seroie pas pris !
Ce savent bien Angevin et Tourain,
Cil qui or sont riches et sain,
Qu’encombrez sui loing d’eus en autrui mains !
Forment m’amoient, mais or ne m’aiment grain ;
De beles armes sont ores vuid li plain,
Por tant que je suis pris !
Mes compaignons que j’amaie et que j’aim,
Ceus de Cahiu et ceus de Porcherain,
Me di, chançon, qu’ils ne sont pas certain :
Qu’onques vers eus n’eus le cuer faus ne vain,
S’il me guerroient, il font molt que vilain
Tant com je serai pris !
Contesse suer, vostre pris souverain
Vos salt et gart cil a cui je me claim
Et par cui je sui pris.
Je ne di pas de celi de Chartrain,
La mere Louys.
Poètes et romanciers du Moyen Age, Albert Pauphilet, collection Pléïade, 1952, Gallimard.
Je profite de ce poème pour ouvrir une petite parenthèse : la « mere Louys », au dernier vers, ce n’est pas la mère Louis, comme nous dirions la mère Michel, mais bien la mère de Louis. L’ancien français se passe aisément de la préposition pour exprimer le rapport de possession : c’est ce que l’on appelle le génitif absolu.
On en trouve encore trace de nos jours, dans des locutions ou des expressions figées : l’Hôtel-Dieu, Pont-l’Evêque, Vaux-le-Vicomte… C’est aussi le cas dans les jurons : corbleu, c’est « corps de Dieu », palsambleu, « par le sang de Dieu ». Rappelons que le mot « Dieu » s’est vu remplacé par « bleu » pour éviter le blasphème.
Dans la chanson de geste, on trouve souvent des invocations aux saints, du type « par le cor saint Denis », « par le cor saint Martin », parfois à bon escient et de façon expressive, parfois aussi parce que ces exclamations sont des chevilles commodes pour remplir à peu de frais le deuxième hémistiche d’un vers, en lui conservant une valeur conclusive. Il faut bien sûr comprendre « par les reliques de saint Denis » ou « de saint Martin ».
Fin de la parenthèse. Vous le voyez, ce n’était pas grand-chose, mais retenir cela vous sera précieux si vous vous essayez à lire un texte médiéval.
Ce n’est pas le tout que de composer une chanson, encore faut-il la diffuser. Les trouvères, dans une certaine mesure, peuvent le faire eux-mêmes, mais un Richard Cœur-de-Lion a évidemment mieux à faire que de courir les places pour esbaudir les gens de ses talents de versificateur. Dans la culture de l’oral qui est celle de notre Moyen Age, pour permettre à une œuvre d’atteindre le grand public, il est nécessaire de passer par les jongleurs.
Le jongleur est le lointain cousin de l’aède, du barde et du skalde, mais aussi du montreur de puces, de l’avaleur de sabre et du cracheur de feu. Le mot, qui vient du latin joculator (rieur, bon plaisant, railleur), désigne en fait tous ceux que nous appellerions les professionnels du spectacle. Parmi les jongleurs, on trouve pêle-mêle mimes et acrobates, montreurs d’ours, musiciens errants, gens de théâtre, baladins et pitres de tous poils. S’accompagnant de la harpe ou de la vielle, ils colportaient également lais, fabliaux et dits, chansons de geste et récits arthuriens, et en assuraient la diffusion : ce sont en somme les éditeurs du Moyen Age. Si certains furent sans doute des spécialistes d’une forme de spectacle précise, la plupart avaient vraisemblablement plusieurs cordes à leur arc. Dans une des branches du Roman de Renart, le rusé goupil, s’étant déguisé en jongleur, nous donne une idée de ce que pouvait être le répertoire d’un de ces hommes :
« Fotre merci, dit il, bel sir,
Moi saura fere ton plaisir
Moi saver bon chançon d’Ogier,
Et de Rolant et d’Olivier,
Et de Charlon le ber chanu,
Dont vous est-il bien avenu. »
Roman de Renart, publié d'après les manuscrits de la Bibliothéque du Roi des XIIIe, XIVe et XVe siècles; par M. D. M. Méon, Paris, Treuttel et Würtz, 1826. (p 548 du PDF)
Ces personnages, souvent marginaux du fait de leur vie errante, et vivant du divertissement, qui détournait le peuple des fins dernières, n’étaient pas toujours bien vus, et l’Eglise en particulier ne se privait pas de tonner contre eux. Certains des récits qu’ils diffusaient échappaient cependant à cet opprobre, mais je vais laisser la parole au grand médiéviste Edmond Faral, qui vous l’expliquera mieux que moi :
« Thomas Cabhan, clerc anglais, qui fut sous-doyen de Salisbury et archevêque de Cantobéry, a écrit, probablement vers la fin du XIIIème siècle, un Pénitentiel, dont un passage offre, dans la question présente, un grand intérêt. Amené à parler de ceux qu’il appelle les histrions, il les répartit en trois catégories. La première comprend ceux qui font de leur corps un usage indigne ; qui se livrent à des gestes, à des danses obscènes ; qui se dévêtent d’une façon honteuse ; qui se mêlent de pratiques magiques et mettent des masques. Ceux-là, dit l’auteur, et tous ceux de leur genre, sont damnables. La seconde catégorie comprend les scurrae vagi, qui, vagabonds et suivants les cours des grands, ont pour profession de flatter les uns et de répandre des propos ignominieux sur les autres. Ils sont damnables, eux aussi. La troisième catégorie, enfin, est celle des histrions qui ont des instruments de musique. Mais il y a lieu encore de distinguer entre ceux qui fréquentent les tavernes, les lieux de débauche, qui chantent des chansons de folie et ceux –les bons– qui chantent les exploits des hommes d’épée et les vies des saints. Sévère à tous les autres, Thomas dispense son indulgence à ces derniers et considère qu’on peut les souffrir, parce qu’ils sont une consolation aux affligés et aux hommes que le souci travaille. »
Les Jongleurs en France au Moyen Age, Edmond Faral, Paris, 1910. (p 67-68)
Ces jongleurs que l’on peut tolérer, ce sont donc les chanteurs de geste, qui célèbrent effectivement les saints et les héros, et bien souvent les saints héros, tels que Charlemagne, Roland ou Renaud de Montauban, qui sont bel et bien considérés comme des saints et dont on vénère les reliques au Moyen Age. Ce sont de ces jongleurs-ci qu’il sera souvent question sur ce blog. Encore convient-il de ne pas surestimer la distinction entre les différentes catégories de jongleurs : si Thomas Cabhan nous a laissé l’image de catégorie nettement définies et clairement différentiées, dans la pratique, une grande perméabilité existait entre elles, et il n’est que d’examiner le répertoire de notre ami Jehan Bodel, auteur d’épopée aussi bien que de contes à rire, pour s’en convaincre.
Ultime précision, je souligne le fait que les jongleurs, ces exécutants que j’ai qualifiés d’éditeurs, étaient aussi bien souvent les compositeurs des chansons de geste : ce fut le cas de Jehan Bodel, mais aussi de Raimbert de Paris et certainement de beaucoup d’autres dont les noms, du fait de l’anonymat des auteurs qui est la norme à l’époque, ne nous sont pas toujours parvenus.
Et les ménestrels, dont j’ai promis de vous parler, qu’en est-il d’eux ? Le mot désigne des chanteurs et musiciens, tout à fait susceptibles de réciter des chansons de geste ou des lais courtois, à l’instar des jongleurs dont ils se distinguent assez peu. En fait, la différence entre les deux est sociale : le ménestrel est plus éminent, plus respectable que le jongleur. Qu’un vielleur parviennent à gagner la faveur des princes et, évoluant à la cour, régale chevaliers et dames de ses chansons : il insistera pour être appelé ménestrel. Qu’un revers de fortune le remette sur le pavé, le forçant à déclamer des fabliaux devant des vilains pour gagner sa vie : le revoici jongleur.
Et maintenant que cette petite clarification terminologique est achevée, nous allons pouvoir entrer dans le vif du sujet.