vendredi 8 février 2013

Le Roland furieux : un rêve qui s'estompe ?

A l'écrivain en bâtiment.

"Ce qui ressemble le plus à Culzean sur son rivage écarté, ce sont ces palais déments qu'on voit dans les fonds de Poussin ou de Claude, sur les hauteurs. Ils correspondent d'ailleurs - à Rome, en tout cas, mais aussi avant cela dans l'Espagne et la tête de Cervantès et du Quijote - à un curieux moment de la conscience européenne, moment rêveur, moment proprement "merveilleux", bien analysé par Calvino dans sa préface à l'Arioste, et qui est celui de la mort de la chevalerie, du très long deuil qui en est fait : la chevalerie n'est plus, elle n'est qu'un rêve qui s'estompe, une fiction qu'on ne peut même plus prendre au sérieux comme fiction, une fantaisie, un conte de fées, le théâtre d'une féerie, au même titre que les marionnettes empanachées de Sicile, qui rejouent indéfiniment les histoires de paladins, de nobles Normands et de méchants Sarrasins, d'Angéliques innombrables sauvées à la dernière extrémité par des Rogers interchangeables, Rodomont ou Médor, Persée ou Renaud. Que tout cela soit du vent, n'est-ce pas la dure leçon qu'apprend à ses dépens don Alvaro, Le Maître de Santiago, cet ultime avatar du chevalier à la triste figure."

Renaud Camus, Rannoch Moor, Journal 2003, Fayard, p. 488.

Je ne peux plus ouvrir le moindre livre sans y retrouver la Matière de France, même quand je ne l'y cherchais pas. C'est en train de tourner au gag. Enfin, ces lignes de Camus me seront une occasion de vous parler un peu de l'Arioste.

Le Roland furieux est une oeuvre haletante, où le lecteur qui accepte de se laisser entraîner se trouve bientôt perdu dans un tourbillon d'aventures échevelées, tout comme les nombreux chevaliers errants qu'il suivra tour à tour. 

Bien que le cadre du Roland furieux soit celui de la matière de France, les grands thèmes de celle-ci, tels que les guerres entre Charlemagne et les Sarrasins, servent surtout de toile de fond, et ne sont guère évoqués que dans quelques chants. La trame narrative du poème doit beaucoup à la matière de Bretagne, à laquelle il emprunte le concept même de chevalier errant, voyageant seul à travers des contrées lointaines et mystérieuses, sans but précis, uniquement en quête d'aventures qui lui permettront de faire montre de prouesse. Un comportement tout à fait étranger aux héros de la matière de France des épopées romanes anciennes, héros qui sont des seigneurs féodaux, de grands vassaux partant en guerre avec leur ost, et non pas des chevaliers solitaires.

Ceci dit, l'Arioste avait une connaissance certaine ( non pas par le contact direct des textes anciens, mais par l'intermédiaire des nombreuses réécritures italiennes qui circulaient de son temps ) d'épisodes qui faisaient partie du fonds légendaire de la matière de France depuis fort longtemps lorsque lui-même écrivait. Ainsi il fait allusion à des épisodes d’Aspremont, et connaît au moins de nom des personnages tels qu’Ogier le Danois ou le duc Naymes. Il accorde une certaine place à Renaud de Montauban, héros éponyme d’une épopée que l'on connaît davantage aujourd’hui sous le titre des Quatre fils Aymon

Bref, il connaissait assez bien sa matière, et on ne saurait sans doute en demander plus à un auteur écrivant à une époque ou l’épopée romane, ayant déjà épuisé son souffle et sa verdeur, avait perdu, en tout cas en France, la faveur du public cultivé, et approchait dangereusement de sa fin. 

Ce n’est d'ailleurs pas là l’essentiel, puisque l’Arioste ne fait qu’emprunter une toile de fond et quelques héros aux traditions antérieures pour conter de nouvelles aventures. Ce faisant, il use de nouveaux personnages, qu’ils soient de son invention ou de celle de ses devanciers déjà tardifs. Aux preux de nos chansons de geste, nous voyons donc s’adjoindre un cortège de figurants parmi lesquels on se perd un peu tant ils sont nombreux. Notons tout de même la belle Angélique, princesse païenne dont Roland, qui semble ici avoir oublié sa belle Aude, est éperdument épris, Bradamante, une vaillante guerrière donnée pour la sœur de Renaud, absente des textes anciens, et Roger, héros qui deviendra, nous dit-on, l’ancêtre fondateur de la noble famille des Este.

Le ton du Roland furieux est très différent de celui des véritables chansons de geste. Le merveilleux y est omniprésent, débridé. Nourri de réminiscences antiques et arthuriennes, il n'a plus rien du fait de croyance, mais se fait pure fantaisie littéraire. 

L'esprit de croisade s'étiole, lui aussi, l'Arioste s’intéressant davantage aux affaires de cœur de nos preux chevaliers. Il peint les sentiments amoureux avec une certaine finesse, tout en nous livrant une série d’épisodes plein de charme, alertes et très vivants. On se laisse donc entraîner avec plaisir dans ces péripéties chevaleresques et galantes, narrées en faisant un usage constant et fort habile de la technique de l’entrelacement. Se lasse-t-on d’un personnage que l’on est déjà conduit auprès d’un autre, pour retrouver l’abandonné en temps et en lieu. 

Amoureux comme je le suis de la matière de France, j’avais quelques appréhensions en lisant le Roland furieux pour la première fois. Je craignais de voir mes bien-aimés paladins tournés en ridicule, l'ouvrage ayant une dimension parodique. Mais l'Arioste n'est pas Cervantès. Si dérision il y a, elle est dans le ton parfois un peu narquois d’un narrateur qui prend quelque distance avec son sujet, mais le traite avec la tendresse mi-moqueuse, mi-nostalgique, que l’on a pour les idéaux défunts en lesquels on ne croit plus, mais auxquels on aimerait pouvoir croire encore.

D'ailleurs, j'aimerais nuancer quelque peu le propos de Camus. Les "marionnettes empanachées" dont il parle sont les Pupi, ultime survivance de la Matière de France dans la culture populaire italienne. On conçoit aisément que sous cette forme, l'ancienne épopée se réduise à un simple divertissement, vidé des enjeux idéologiques, moraux, spirituels, identitaires, voire politiques, qui purent être les siens. 

Mais lorsque l'Arioste écrit, ce n'est pas encore tout-à-fait le cas. Le poète éprouve encore le besoin de faire de son héros l'ancêtre de ses mécènes, les Este, renouant ainsi avec les thématiques lignagères et fondatrices présentes dans la chanson de geste primitive. Si la fantaisie, voire le comique, se taillent la part du lion dans l'ouvrage, le Roland furieux n'en conserve pas moins un grand nombre d'épisodes à tonalité sérieuse, investis d'enjeux moraux et porteurs de leçons plus pessimistes qu'il n'y paraît peut-être au premier abord.  Si la fiction n'est pas toujours bien raisonnable, elle peut encore supporter, ou à peu près, la suspension consentie d'incrédulité. Les personnages, justement, ne sont pas "interchangeables", pas encore : Rodomont, Médor, Renaud, Roger, possèdent des caractères bien définis et tout-à-fait distincts.

Enfin, le cadre carolingien, s'il n'est qu'une toile de fond, est tout de même une toile de fond : c'est un peu plus que rien. L'Arioste n'a pas choisi de camper ses héros devant le décor factice de la Bretagne arthurienne, depuis toujours espace privilégié de contes "vains et plaisants" s'avouant pour tels, mais dans le contexte d'une Matière de France à laquelle était traditionnellement alloué un plus haut degré de vérité et de sens.

Si l'on cesse de considérer le Roland furieux dans un splendide isolement tout artificiel pour le replacer dans l'environnement littéraire de son temps, on s'aperçoit qu'il tient le milieu entre le Morgante (ouvrage résolument drolatique et burlesque où les expressions figurées deviennent concrètes et où l'on éclate littéralement de rire ; Rabelais l'appréciait d'ailleurs) et la Jérusalem délivrée (épopée au style aussi noble et élevé que ses enjeux).

Le poème de l'Arioste n'est-il que "du vent" ? Oui, sans doute, mais alors un vent étrange qui possède poids et densité. Un vent lesté, ou pour mieux dire, un vent ancré.

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