Quiconque a fréquenté un tant soit peu les chansons de geste sait bien que nos poètes médiévaux ont métamorphosé Charlemagne, historiquement un roi des Francs encore germanique à bien des égards, en un très anachronique roi de France, tenant volontiers sa cour à Paris, arborant des armoiries fleurdelisées et invoquant le nom de saint Denis au moment de se jeter dans la bataille : en somme, ils en firent un personnage archétypal et mythique, dans lequel les souverains capétiens pouvaient contempler leur reflet (un reflet toujours agrandi, souvent embelli, parfois enténébré) comme dans un Miroir du Prince. On ne sache pas qu'à l'époque, on ait fait aux chantres de geste le moindre grief de ces transformations.
En revanche, si un littérateur moderne se piquait d'écrire un livre intitulé Charlemagne, empereur du Brésil, peut-être jugerait-on qu'il se moque du monde, et abuse de la bienveillance de son lectorat. Cet auteur aurait pourtant quelques arguments à faire valoir pour défendre un projet apparemment si saugrenu : le Brésil est bel et bien, pour nos légendes épiques et pour leurs personnages, une troisième patrie (j'ai déjà exposé ailleurs comment l'Italie, grâce à des poètes tels que l'Arioste et Boiardo, peut être tenue à bon droit pour la seconde patrie de nos héros).
En effet, aussi étrange que cela puisse paraître, Charlemagne, Roland, Olivier, les douze pairs de France, bref la fine fleurs des preux de nos chansons de geste, font partie intégrante, ainsi que leurs exploits et leurs adversaires, de la culture populaire brésilienne, où ils tiennent, encore de nos jours, une place honorable. A l'origine, ce sont les conquistadors portugais qui les ont emmenés dans le Nouveau Monde, parmi d'autres bagages culturels, sous la forme de vénérables livres, venus tout droit du moyen âge, où se trouvaient compilés certains de nos récits les plus populaires. C'est par cet intermédiaire que le Brésil connaît les démêlés de Charlemagne avec les Sarrasins, la lutte titanesque d'Olivier contre le géant Fierabras et la miraculeuse conversion de ce dernier, les amours de la belle Floripas avec le paladin Guy de Bourgogne, et la mort héroïque de Roland et de ses compagnons à Roncevaux.
Chose étonnante, alors qu'en France ces traditions poétiques dépérissaient, sombrant dans l'indifférence et dans l'oubli, au Brésil elles continuèrent de vivre et d'être aimées jusqu'à une époque récente ; en fait, à l'heure où j'écris ces lignes, elles n'y sont pas mortes (même si l'on peut craindre que la mondialisation, en arasant partout les cultures locales et les survivances du passé, ne finisse par les effacer). Nos légendes ont perduré au Brésil, et à ce jour y perdurent encore, grâce à une littérature populaire de colportage (non sans similitudes avec notre défunte Bibliothèque bleue), la littérature de cordel, qui doit son nom à la manière dont on en propose les opuscules à la vente, dans les marchés, en les suspendant à des cordelettes au moyen de pinces à linges.
Cette littérature populaire se compose d'écrits de toutes sortes : récits et poèmes héroïques, hagiographiques ou drolatiques, histoires picaresques de brigands, pamphlets politiques, contes amusants ou pieux, complaintes, recettes "de bonnes femmes" pour tout et n'importe quoi, bons conseils, proverbes, dévotes exhortations... Tout cela forme un fatras dont la valeur étroitement littéraire, ou esthétique (et je vous invite à prendre le mot comme le faisait Chesterton lorsqu'il riait des esthètes) n'est pas toujours élevée, mais dont l'intérêt humain est indéniable et la richesse étonnante. La littérature de cordel est fascinante pour qui accepte de se départir un moment du snobisme, et de l'idolâtrie des Lettres avec un grand "L".
Bien sûr, à mes yeux, le fait de donner asile à mes héros bien-aimés n'est pas son moindre titre de gloire.
La littérature de cordel, souvent versifiée voire conçue pour être chantée, se prête à la déclamation. Par ailleurs le Brésil a connu, jusqu'au siècle dernier au moins, des poètes et des chanteurs populaires, les cantadores, récitant poèmes et ballades exactement comme le faisaient, au moyen âge, ces musiciens et chantres errants, les jongleurs, qui colportaient les chansons de geste le long des routes de pèlerinage. Ainsi, en plein XXème siècle, nos épopées étaient encore chantées, ainsi qu'à l'origine elles furent destinées à l'être. Peut-être le sont elles encore, en certains coins du Nordeste. J'avoue que je trouve cette pensée extrêmement émouvante. De surcroît, des écrivains contemporains, et même de grands écrivains tels qu'Ariano Suassuna, s'inspirent, de nos jours encore, de la littérature de cordel, continuent d'en écrire, et font vivre ce patrimoine.
On me rétorquera que tout cela est bien beau, mais que cela ne justifie tout de même pas le titre que j'ai donné à ce billet. Je le maintiens, pourtant. Car les Brésiliens ne se sont pas contentés d'aimer nos légendes, de les faire vivre et de les célébrer avec un enthousiasme qui me touche profondément. Ils se les sont réappropriées et, se faisant, il les ont transformées, ainsi qu'ils en avaient le droit. Un droit poétique absolu, que je ne leur conteste nullement ! Tout comme nos gesteurs médiévaux transformèrent jadis le roi des Francs Charlemagne en un roi de France, et ses guerriers francs en chevaliers français, l'imaginaire brésilien a fait de Charlemagne un empereur du Brésil. Je laisse à Maria Isaura Pereira de Queiroz le soin de vous expliquer cette transformation avec ses propres mots :
"Il n'est pas étonnant que le roman de Charlemagne, avec les aventures des preux, leurs actes de bravoure, leur idéal chevaleresque, se soit maintenu dans un milieu si favorable. Les points de rencontre entre la légende et la société ont fait sans doute beaucoup pour préserver cette dernière. Les paysans conservent aussi l'idée que ces histoires ont existé dans un passé lointain, et ils ne doutent pas qu'il s'agisse du passé de leur propre société. En effet, dans une enquête menée parmi les élèves d'une école primaire du Sertão et de leurs parents, on les vit, parents et enfants, affirmer à l'unanimité que Charlemagne avait régné au Brésil en des temps très reculés. Au contraire, l'Histoire du Brésil apprise à l'école n'était considérée que comme un ensemble de contes et d'aventures irréelles, plus ou moins amusantes."
La légende de Charlemagne est si bien implantée au Brésil qu'on la voit déborder du cadre de la littérature de cordel pour prendre la forme de spectacles équestres, les cavalhadas, donnés durant les fêtes populaires et religieuses, dont les participants assument le rôle des héros de chansons de geste et rejouent, pour le plus grand plaisir du public, les affrontements millénaires des Chrétiens (traditionnellement vêtus de bleu dans ces représentations) et des Maures (vêtus de rouge).
La découverte de ce Charlemagne brésilien, des manifestations populaires dans lesquelles il s'incarne, et de la littérature de cordel, a été pour moi une grande joie et un puissant réconfort. Être le chantre de la matière de France n'est pas toujours un chemin de roses. Il m'arrive de craindre de devenir un vieux machin sclérosé, fermé d'esprit, se livrant dans la solitude à une stérile ratiocination, recroquevillé sur une conception étroite de l'identité, entravé par ses racines, aveugle au reste du monde. La destinée brésilienne de nos légendes me rappelle que la matière de France n'est pas qu'une antiquaille à l'usage des patriotes aigris. C'est surtout une grande mythologie, qui possède une portée universelle, et qui, comme la mythologie grecque, a rayonné sur de nombreux pays du monde. Pour celui qui l'aime vraiment, elle est une invitation permanente à élargir le cercle de ses intérêts et de ses curiosités. Pour ne pas s'en faire une prison, il suffit de savoir garder un esprit aussi aventureux que celui des paladins, toujours prêts à l'errance et à la découverte, qui en peuplent les récits.
Et je me prends à rêver d'écrire un livre qui répondrait vraiment au titre de ce billet, qui narrerait le règne de Charlemagne, au Brésil, en des temps reculés, et conterait les aventures merveilleuses des douze pairs, par les jungles épaisses où rôde le jaguar....