"Les légendes germaniques sont les poèmes de la force. A celle des hommes se mêle, pour la servir ou la combattre, celle de la nature, des éléments, des géants, des gnomes, des nains, des fées, des animaux extraordinaires. Le monde réel ne suffit pas, le monde du merveilleux est évoqué, attiré, mis en action, comme s’il ne pouvait y avoir trop d’êtres pour se mêler à la plus grande des joies et des œuvres, la lutte. Cette puissance d’imagination, qui fait vivant et multiplie sans fin l’irréel, est la véritable puissance de cette poésie. Sa fécondité, dont toutes les ressources servent une seule passion, répand sur toute l’œuvre une beauté farouche et pare d’une sauvagerie héroïque les vertus filles de la violence. Mais ces sanglantes fleurs d’idéal, qui s’épanouiront dans la jeunesse de la race, montrent déjà les taches qui devaient devenir les tares indélébiles de sa maturité. Ces légendes peuplent d’êtres confus un monde imprécis qui n’appartient à aucun âge, à aucune civilisation, à aucune foi, où flottent des réminiscences ou des aspirations contradictoires. Tantôt fabuleuse avec ses esprits, ses nains, ses géants et ses Walkyries, tantôt chrétienne et mystique avec le Saint Graal, qui rayonne sur les enchantements et les métamorphoses du paganisme, cette poésie déjà entasse et ne choisit pas. Elle donne une impression de désordre dans le démesuré et, faute de vraisemblance, les ressources de sa fantaisie répandent la lassitude. Les personnages de ces féeries se meuvent pour l’émerveillement du regard, mais leurs actes pleins de prodiges sont vides de vérité.
Les chansons de geste sont sobres de merveilleux. Elles en ont tout juste ce qu’il faut pour satisfaire au goût du peuple, mais toute leur prédilection est pour les actes raisonnables d’hommes véritables. Elles inventent moins, elles observent plus. Elles donnent l’impression d’une vie de beauté, mais réelle. Elles ne perpétuent pas la monotonie du massacre ; chacune des chansons célèbre un aspect différent du courage, et le raconte en récits où ne manquent ni la mesure ni l’unité. Ainsi, dès ces premières œuvres, apparaissent des dons français.
Ce contraste des formes convient à l’intelligence différente que les deux épopées donnent de la vie.
Dans les poèmes germaniques, tous les êtres, mus comme des automates par des puissances extérieures à eux, sont les favoris ou les victimes d’un destin qui ne les traite pas selon leurs œuvres, mais selon son caprice. Ce destin ne paraît nulle part un architecte de justice ou de miséricorde, sa parfaite indifférence ne songe ni à perfectionner les êtres, ni à expliquer le monde. Les plus surhumains des héros ne sont pas élevés à leur dignité par les mérites de leur vie, mais par une prédestination antérieure à eux ; leur pureté la plus précieuse est l’intégrité du corps vierge ; les élans et la mélancolie des hommes tout à fait hommes sont inconnus à ces êtres brillants et vides, leur armure blanche ne recouvre pas d’âme. S’ils songent à d’autres qu’à eux-mêmes, c’est quand un ordre du destin les oblige par un appel particulier envers un être mystérieusement commis à leur sauvegarde, et ils ne se sentent voués par aucun appel général, par aucun instinct permanent à aucune initiative qui rende les vivants plus heureux et le monde meilleur. Elle-même serait contradictoire avec la condition qui leur est faite. La hiérarchie des hommes ordinaires, des héros plus forts que les hommes, des esprits plus forts que les héros, du destin plus fort que les esprits, enlève à chacun toute chance de franchir le cercle où il est enfermé. Tous ces êtres demeurent passifs, inertes dans leurs prérogatives. Tous se savent d’avance vaincus par le sort, s’ils tentaient de lui résister. Ils lui offrent leurs volontés soumises, par cela seul qu’ils renoncent à le changer, ne songent pas à lui demander compte de ses partialités, et par cela seul qu’il s’impose le tiennent pour sage. Leur vouloir, abdique devant la force des choses, et sur toutes ces existences pèse le respect de la fatalité. Par son invention des êtres surnaturels qui de toutes parts entourent l’homme et le subordonnent, l’esprit allemand dès l’origine a trouvé la forme première de son culte pour la force et pressenti la divinité de l’Etat. Les chants de la petite enfance avouent déjà la faiblesse de l’énergie germanique, son inaptitude morale à distinguer dans sa conscience l’ordre et la force.
Toutes nos chansons de geste sont la voix nette, juste, toujours semblable à elle-même, d’un âge, d’une race et d’une croyance. La société qu’elles chantent, féodale, française, chrétienne, a pour sollicitude unique d’employer, d’unir sa triple puissance en mettant ses armes et sa générosité au service de sa foi. Par le courage de l’épée, l’attachement aux compagnons de guerre, la soumission au chef, elle est féodale ; par le courage de l’honneur, la résistance aux excès de pouvoir, l’indépendance mêlée à la fidélité, elle est française ; par un scrupule de perfection qui cherche toujours et en tout le mieux, elle est chrétienne. Ces fables si diverses portent la même certitude que l’homme est un être libre, que son indépendance doit se faire la servante du bien, que les obstacles opposés au devoir par les circonstances extérieures ou par les tentations secrètes n’excusent personne de s’abstenir, qu’à peu près rien ne résiste à la volonté, qu’elle est convaincue de défaillance par tous les désordres du monde, que tout homme est contre eux un soldat. L’action qui le fait maître des événements, arbitre de sa destinée, serviteur de tous est la seule qui dans ces chants héroïques lui vaille les louanges, la gloire. Et des actions la plus magnifiée par eux est celle qui repousse tous les avantages humains, cherche dans la pénitence le châtiment des fautes, et dans le sacrifice volontaire une offrande à ce Christ dont il faut délivrer la tombe, mais dont il faut surtout devenir la vivante image.
Parce que les poèmes germaniques sont l’épopée de la force matérielle, la femme y tient peu de place. Elle est faite pour gester le mâle en qui se perpétuera le guerrier. Dans les Nibelungen, deux femmes attirent l’intérêt, parce qu’elles sont moins femmes. Brunhild, reine, belle et vierge, pour choisir entre ses prétendants les éprouve ainsi : ils doivent lancer mieux qu’elle le javelot, sauter plus loin qu’elle, soulever plus haut un rocher, sinon payer de leur tête. Une telle compagne paraît désirable aux guerriers, et, ainsi conquise, elle se soumet sans aimer. Kriemhild, femme de Sigurd, l’aime, mais Sigurd meurt par trahison, et elle le venge. Alors les Nibelungen la suivent dans d’interminables égorgements, et racontent sa fin, parce qu’elle périt comme elle a frappé, en homme, par l’épée. Elle sort de l’ombre quand, sortant de son sexe, elle tue.
Parce que les chansons de geste sont l’épopée de la force morale, les femmes y apparaissent nombreuses, touchantes, grandes. Voici une épouse. A Orange, la femme du comte Guillaume regarde du rempart la bataille dans la plaine. Elle voit une bande de chevaliers emmenés par les Sarrasins, tandis qu’un autre chevalier revient à toute bride. Elle a reconnu sa voix quand il demande l’entrée : mais elle nie qu’il soit Guillaume. Il a levé sa visière et elle a reconnu son visage, mais elle répète qu’il n’est pas Guillaume. Guillaume n’aurait pas abandonné ses compagnons. Et par ce courage de femme, car sa dureté lui coûte envers celui qu’elle aime, elle rappelle au courage le guerrier. Et voici une vierge. Aude, sœur d’Olivier, est fiancée à Roland. Par un silence qui semble respecter la pudeur du grand amour, la Chanson de Roland n’a pas même nommé la jeune fille avant Roncevaux. C’est à l’heure et à la place où se creuse la tombe que ce nom est jeté comme une fleur. Aude ignore : Charlemagne pense que ce n’est pas trop d’une parole souveraine pour avertir cette jeune douleur et, pour la consoler, il offre la main de son fils, le Prince Louis. Aude s’étonne seulement qu’on ait pu croire qu’après avoir perdu Roland, elle puisse vivre. Et, cela dit, elle meurt.
Comme la femme, le héros n’est pas le même dans l’une et l’autre épopée. Germain ou Franc, il est l’homme de la lutte. Mais son courage n’est pas au service des mêmes causes. Pour l’un, la bataille est l’assouvissement de l’instinct, la plénitude de la destinée, la maîtresse de la vie. En cet être, ce n’est ni la tête ni le cœur, mais le bras qui importe, et son geste qui ne se lasse pas d’être homicide sème la monotonie dans l’égorgement. Pour le Franc, la bataille est l’heure d’un devoir, la préparation d’une œuvre plus durable, la servante d’une idée. Le héros des Nibelungen, Sigfrid, ne court à ses victimes que protégé contre elles par de multiples sortilèges. Sa peau baignée dans le sang du dragon est dure comme une écaille ; invulnérable, il se rend invisible quand il veut ; ses armes sont enchantées. Cet être, demi-dieu et demi-monstre, attaque avec tous ses avantages et se bat à coup sûr, sans scrupule, sans comprendre que l’égalité du péril fait la noblesse de la lutte. Frappé à une petite place entre les deux épaules, là où une feuille tombée d’un arbre, au moment du bain magique, empêcha le contact entre la chair du guerrier et le sang du dragon, Sigfrid qui se sent mourir voudrait une dernière fois tuer, et meurt autant de sa colère que de sa blessure, partageant ses imprécations entre le traître qui lui enlève et les amis qui n’ont pas su lui garder l’inestimable vie. Le héros des chansons de geste, Roland, lorsqu’après avoir exposé son corps vulnérable, et, parce que vulnérable héroïque, à la foule des Sarrasins, il sent venue sa dernière heure, entre dans le calme de l’œuvre achevée et de l’espérance proche. Il brise Durandal pour que l’épée ne tombe jamais en de mauvaises mains, et, après avoir frappé sa poitrine, il tend vers Dieu son gant, en vaincu obligé de se rendre, mais qui se rend à son seul maître, en vassal fidèle par-delà la mort.
Le nom même donné à l’épopée germanique est un symbole de toutes ces différences. Les Nibelungen sont des chercheurs de trésor. Le trésor possédé par eux a pris leur nom. Eux et le butin s’appellent de même, comme s’ils formaient un seul tout. C’est le trésor que les héros allemands se disputent. En vain ils savent sa possession funeste, c’est la cupidité plus forte qui fait sortir du fourreau les épées, et le maître de cette vaillance est l’or. Dans les chansons de geste, il y a des cupides. Mais l’or n’est pas le seul ni le plus puissant maître, on évalue autrement la valeur des biens, et, quand on les compare, c’est pour conclure :
Li cuers d’un homme vaut tout l’or d’un pays."
Etienne Lamy, 1914.